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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

critique sont gouvernés cette fois encore par la loi posée précédemment. Sous le signe musical, ils mettent ou ils supposent un certain être qui est en rapport avec ce signe ; un personnage qui, sans être de nature purement humaine, est à ce timbre musical comme l’homme est à sa voix, ou comme l’homme est à la voix des instruments qui ressemblent le plus à son timbre vocal. Ils ne comprennent le timbre de l’instrument, ils ne s’en expliquent la signification, ils n’en goûtent la résonance qu’à la condition de prêter cette voix, selon le caractère qu’elle semble affecter, tantôt à un animal, tantôt à un personnage invisible supérieur ou inférieur à l’homme, tantôt à l’une des forces élémentaires du monde physique personnifiée pour la circonstance. Voici quelques exemples.

Malgré sa sonorité particulière, qui devient aisément confuse, la contrebasse a un timbre et une voix. Ce timbre cependant est sourd, cette voix manque d’agilité, de souplesse, à cause des proportions de cet instrument dur à manier. Voilà pourquoi j’ai dit et je répète que la voix de la contrebasse est moins une voix que celle du violon et du violoncelle, à rester dans le quatuor. Inférieure, cette vocalité est pourtant réelle. J’accorde qu’il n’y a pas moyen de se figurer que ce timbre appartienne à un homme. Est-ce une raison pour qu’il demeure rebelle à toute personnification ? Point du tout. Qu’un compositeur de génie fasse chanter ce colosse, autant que le chant lui est permis et possible, pas davantage, tout aussitôt il me viendra à la pensée que c’est une sorte de monstre qui chante afin que d’autres monstres dansent à sa voix. Mon imagination s’attachera à ces personnages bizarres : elle aura ainsi une prise au lieu de rester dans le vague, et cette musique aura un sens, pourvu qu’il y ait entre mes monstres fictifs et la voix de l’instrument une juste convenance de timbre caractéristique. Ce que je dis là s’est passé dans la tête de Berlioz à l’audition du scherzo de la symphonie en ut mineur de Beethoven. Le commentaire qu’il en a écrit est curieux et profond.

« Le scherzo dit-il est une étrange composition dont les premières mesures, qui n’ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexplicable qu’on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y est mystérieux et sombre ; les jeux d’instrumentation, d’un aspect plus ou moins sinistre, semblent se rattacher à l’ordre d’idées qui créa la fameuse scène du Blocksberg dans le Faust de Gœthe. Les nuances du piano et du mezzo forte y dominent. Le milieu (le trio) est occupé par un trait de basses, exécuté de toute la force des archets, dont la lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds les pupitres de l’orchestre et ressemble aux ébats