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que, selon Kant, comprend les arts agréables et les beaux-arts « selon qu’ils ont pour objet d’associer le plaisir aux représentations de l’art : tels sont la conversation, l’art de plaisanter, le plaisir de la table en tant que simples sensations, ou en tant qu’espèces de connaissances. Les beaux-arts, au contraire, sont des espèces de représentations ayant leur fin en elles-mêmes, tout en favorisant la culture des facultés de l’esprit. » — « C’est sur ce sentiment du jeu libre et harmonieux de nos facultés de connaître que repose ce plaisir, qui seul peut être partagé, sans pourtant s’appuyer sur des concepts » (Krit. der Urtheilskraft, I Th., I Abschnit., § 51). Cette distinction faite des arts agréables et des beaux-arts, comment les beaux-arts se divisent-ils ? Quel principe doit servir de base à la division ? Ce principe, selon Kant, c’est « l’analogie de l’art avec le langage humain comme moyen de transmission des idées[1] ». — Il y a là à la fois une idée juste et une grave erreur. Kant a très bien vu que l’art est une langue. Mais l’erreur est d’assimiler cette langue au langage humain, qui est d’une nature essentiellement abstraite, instrument d’analyse et d’abstraction, comme l’a très bien défini Condillac. Or l’art a horreur des idées abstraites, l’art périt par l’abstraction. S’il est une langue, c’est à la condition de ne ressembler en aucune façon aux formes du langage parlé. Il est une langue, mais une langue concrète et littéralement vivante ; il a bien plus d’analogie avec le langage naturel qu’avec le langage artificiel et articulé de la parole.

Voilà ce que le subjectivisme ne comprend pas, ce que Kant n’a pas vu quand il a cru trouver son principe de division des arts dans l’analogie avec le langage parlé. Pour lui, l’art, moyen de transmission, n’exprime et ne transmet que des idées abstraites par des formes abstraites liées aux idées par des rapports abstraits. Le lien vivant qui unit la forme à l’idée lui échappe entièrement. L’acte d’intuition qui saisit ce lien, qui aperçoit l’invisible dans le visible, ne lui est pas moins dérobé. Or, je le répète, ni l’idée abstraite, ni la forme abstraite, ni le rapport abstrait qui les combine ne peuvent convenir à la pensée artistique. De plus, les idées que l’art exprime, qu’il symbolise dans ces formes idéales, mais réelles et concrètes, sont objectives.

Voilà ce que Kant, ce que toute son école méconnaissent et ne peuvent comprendre ; l’art pour eux n’habite pas l’Olympe ou l’Hélicon avec les Muses et Apollon leur chef, mais le royaume de Pro-

  1. « Si nous voulons diviser les beaux-arts, nous ne pouvons choisir, du moins comme essai, un principe plus commode que l’analogie de l’art avec l’espèce d’expression dont les hommes se servent en parlant pour se communiquer, autant que possible, non seulement leurs concepts, mais aussi leurs sensations. » (Ibid., § 41.)