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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

pression, par quoi est-elle produite ? Peut-être par la ressemblance de la harpe d’orchestre avec la harpe éolienne ; peut-être parce que le virtuose accompli sait, par moments, effleurer les cordes de ses doigts avec autant de légère délicatesse que le souffle de la brise caresse celles de la harpe aérienne. Que l’on fasse ou non la comparaison, le résultat demeure, c’est-à-dire la sonorité pure, brillante, cristalline, souvent aérienne, supraterrestre, sous le contact le plus doux, le moins mécanique, le moins pesant. À ce timbre, quoi de plus naturel que de rattacher un personnage supérieur à la race humaine, qui de cette sonorité fait sa voix, voix de séraphin, d’ange, de muse, de prophète, parlant de loin et de haut à l’humanité qui écoute du fond de sa vallée ?

Plus l’artiste est habile, mieux il connaît le timbre de son instrument et sait le faire chanter, plus est certain sur l’auditeur l’effet que je constate. Aussi, après avoir entendu un remarquable harpiste, Berlioz écrit-il : « Je rentre pour la quatrième fois à Francfort. J’y retrouve Parish-Alvars, qui me magnétise en jouant sa fantaisie en sons harmoniques sur le chœur des Naïades d’Obéron. Décidément cet homme est un sorcier sa harpe est une sirène au beau col incliné, aux longs cheveux épars, qui exhale des sons fascinateurs d’un autre monde, sous l’étreinte passionnée de ses bras puissants[1]. » — Je note la justesse avec laquelle Berlioz fait à chacun sa part le virtuose est un sorcier, c’est-à-dire un musicien de rare intelligence qui se sert de la harpe pour exprimer les voix et le chant d’êtres à moitié divins, et qui emprunte à la harpe ses sons les plus légers, parce qu’ils conviennent tout à fait au personnage surhumain des Naïades ; de son côté, la harpe est une sirène qui, docile aux volontés de ce sorcier, exhale des sons qui descendent d’une sphère supérieure et qui fascinent[2].

Donc, il est difficile de le nier : chaque instrument bien musical a son timbre à lui, c’est-à-dire sa voix individuelle ; cette voix convient mieux que toute autre à certains personnages réels ou imaginaires et à certains états d’âme réels ou imaginaires ; le véritable instrumentiste sait choisir, sans se tromper, ou bien la voix instrumentale qui convient à un personnage donné, ou bien le personnage qui trouvera dans un instrument donné la voix musicale la plus expressive de la sienne ; enfin l’auditeur sagace et cultivé saisira la con-

  1. Mémoires de Hector Berlioz, t.  II, page 145. Calmann Lévy, 1878.
  2. Berlioz a bien soin de dire que, lorsque le virtuose attaque les cordes trop fort, il n’en tire qu’un son sec, dur, assez semblable à celui d’un verre qu’on brise, désagréable et irritant. (Grand traité d’instrumentation, pp. 80, 81).