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Il ne faut pas d’ailleurs, avec Héraclite, chercher à préciser davantages ses grossières conceptions physiques ; « il n’a rien expliqué là-dessus, » remarquait Théophraste[1]. Évidemment il se borne à ce qu’il voit, et pour le reste, il n’en veut pas savoir plus qu’Hésiode.

La distinction du monde en supérieur et inférieur (Zeus et Hadès, fr.  13, 35, 46) nous ramène à l’Égypte, comme on l’a vu à propos du mythe de Dionysos. Les thèses sur l’identité des contraires, dont ce mythe offre un exemple, reposent au fond sur l’unité de la matière et n’ont point d’autre signification sérieuse. Elles ne découlent nullement d’un principe logique et ne s’étendent aucunement sur le domaine moral, malgré la forme paradoxale qu’elles affectent souvent. Ce ne sont point des antinomies, comme celles que soulèveront les Éléates ; le plus souvent, elles se bornent en fait à des jeux de mots, ou bien elles sont un des éléments principaux de cette obscurité sibylline où se plaît Héraclite. Ce sont des énigmes que le caractère grec suffit à expliquer et qui n’ont point, à vrai dire, de portée philosophique ; mais on ne peut s’empêcher de leur comparer au moins les nombreuses identifications analogues dont sont remplis les hymnes égyptiens[2].

La théorie de la transformation de la matière sous ses divers états est passablement vague et à peine ébauchée. Il y manque surtout le pourquoi mécanique, l’explication de la façon dont est mis en branle tout le système, et qu’Anaximandre avait essayé de préciser. Ce qu’on y remarque le plus, c’est la distinction des évaporations produites directement par la terre et par l’eau en deux classes : 1o les unes obscures et épaisses, qui augmentent l’humidité de l’atmosphère ; 2o les autres, claires et transparentes, qu’il suppose destinées à nourrir les feux allumés dans les barques célestes. Mais cette conception n’est point proprement originale ; l’équivalent au moins s’en trouve déjà chez les Milésiens.

Ce n’est point au reste qu’Héraclite ne reconnaisse pas une cause du processus du monde ; il la détermine sous la forme de la matière à laquelle il donne la prédominance ; cette forme sous laquelle apparaît le dieu solaire et qui, répandue dans toute la nature, est le plus subtile, la moins corporelle. Suivant lui, elle possède à la fois l’intelligence et le principe du mouvement, actionne et dirige toutes choses. C’est le feu, qui se plaît à se cacher sous les apparences les plus diverses, comme à manifester sa divine présence. Ilse modifie

  1. Cf Diels : Doxographi Græci, proleg., p. 164.
  2. Je me contenterai de citer Maspéro : Histoire ancienne des peuples de l’Orient, p. 36, dans un hymne au soleil Ra. : « Enfant qui nais chaque jour… Vieillard qui parcours l’éternité, » etc.