Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
299
TANNERY. — héraclite et le concept de logos

de toutes manières, mais reste toujours le même au fond ; c’est comme quand on y jette des parfums (fr. 87), chacun peut le nommer à sa fantaisie.

Ce dieu universel, qu’on adore sous mille et mille formes, est certes bien plus voisin de Phtah, le roi suprême de Memphis, « qui accomplit toutes choses avec art et vérité[1], » que du boiteux Héphaistos des Grecs. Les métaphores d’occultation, mort, sommeil, extinction, et celles opposées d’apparition, vie, réveil, etc., que prodigue Héraclite pour caractériser les phénomènes contraires et que correspondent aux concepts aristotéliques de puissance et d’acte, se retrouvent également à chaque page du Livre des Morts, à chaque ligne des hymnes de l’Égypte.

L’éternel flux des choses est la conséquence inéluctable du principe de l’unité de la matière, et Héraclite la défend à bon droit contre Xénophane. Il n’y a donc rien d’étonnant si l’on retrouve ce dogme en Égypte comme dans la bouche de l’Éphésien. Mais l’image de la guerre éternelle et nécessaire pour l’harmonie du monde, qui constitue chez ce dernier une doctrine beaucoup moins attendue (fr. 37, 38, 39), semble venir des bords du Nil, où Hor renouvelle sans cesse la lutte contre Set, toujours vaincu, jamais anéanti.

Le célèbre fragment 44, dont Lucien fournit la forme la plus complète ; « L’Éternel est un enfant jouant, manœuvrant des pions, en hostilité » n’a reçu des anciens (Philon, Plutarque) qu’une explication tout à fait incomplète, et qui attribue au Logos, au seul être sage pour Héraclite, le caprice de faire et défaire au hasard. Zeller se satisfait à tort de cette explication qui des trois mots πᾶις, παίζων, πεττεύων néglige complètement le dernier. Teichmüller a résolu l’énigme d’une façon beaucoup plus plausible. L’enfant est Harpechrond, le soleil à son lever ; παίζων vient par un jeu de mots qu’appelle πᾶις, πεττεύων détermine l’occupation. Le jeu que joue cet enfant est un jeu de combinaisons intelligentes et nullement de hasard, analogue à notre jeu de dames et d’ailleurs emprunté par les Grecs aux Égyptiens. Ce jeu est là l’image ou le symbole de la guerre que mène sans fin le feu toujours vivant contre la matière ténébreuse sortie de son sein.

Ame du monde, le feu anime chaque homme en particulier, et Héraclite donne même à la ψυχή le synonyme d’αὐγή, comme si elle était susceptible de devenir lumineuse. On dirait qu’il traduit l’égyptien Khou (intelligence), dont le sens primitif est « le brillant ». D’ailleurs, suivant les croyances égyptiennes, l’intelligence, avant de

  1. Jamblichus, De myst., VII, 3.