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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

mier n’exclut pas, le second exclut tout retour vers le passé. Le premier n’assigne aucun terme à la vie de l’univers ; le second lui désigne un but vers lequel il marche sans relâche.

On le voit, ces deux principes sont absolument différents. Voici, par exemple, une goutte d’eau renfermée dans un tube de verre. On la gèle, on la refond. Au point de vue du principe de la conservation de la force et de la matière, la goutte d’eau est restée la même : pour mille usages, ses propriétés n’ont point subi d’altération. Elle peut de nouveau dissoudre les substances solubles, donner de la vapeur, se décomposer en oxygène et hydrogène. Mais, considérée dans sa structure, il n’en est plus ainsi. Certes, ses molécules n’ont pas matériellement changé, mais elles seront probablement disposées dans un ordre tel qu’en lui se résumera l’histoire de ses métamorphoses. Il est impossible de reformer la première goutte d’eau de manière à la rendre indiscernable. Il faudrait pour cela faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait. En supposant même qu’on parvienne à redisposer les molécules comme elles l’étaient auparavant, le travail consommé par cette opération laissera des traces indélébiles dans la matière ambiante, qui à son tour réagira nécessairement de proche en proche sur la goutte d’eau en affectant sa constitution intime. Or un unique battement d’aile de cousin ébranle l’univers à tout jamais ; à plus forte raison, l’entrée en activité des causes qui ont gelé la goutte et qui l’ont refondue.

Ces considérations ne sont pas purement théoriques. Il y a mille faits qui prouvent que les corps qualifiés de bruts sont susceptibles de garder des traces même visibles des états qu’ils ont autrefois revêtus. Qui pourra rendre ses feux au diamant brûlé et transformé en graphite ? son intégrité au silex brisé ? Qui refera du blanc d’œuf frais avec de l’albumine coagulée ? Il y a donc des degrés dans la facilité ou la résistance qu’offrent les corps à reprendre leur forme primitive.

Mais il y a plus. Pour remettre la matière ayant déjà servi, dans l’état qui la rendra propre au même service, il faut dépenser du travail. La glace n’est pas un dissolvant ; pour qu’elle le devienne, elle doit au préalable être fondue. Or la fusion de la glace consomme de la chaleur, ou, si l’on veut, de la force disponible. Tout changement est ainsi plus qu’un pur changement. Il conduit l’ensemble des choses vers un terme fatal. Tout changement particulier est accompagné d’un changement général qui se fait toujours dans le même sens. Se transformer et évoluer sont ainsi deux ordres différents de phénomènes lesquels ne vont pas l’un sans l’autre, mais qu’il faut avoir soin de distinguer. Évoluer, ce n’est pas épuiser la série des