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transformations possibles, c’est changer en suivant une certaine marche assujettie à de certaines lois. C’est ainsi qu’au jeu de dames, quoi qu’on fasse, on aboutit à la prise ou à l’immobilité des pions.

La matière tend donc vers la stabilité ; les attractions de toutes sortes visent à se satisfaire, les affinités combinent, les répulsions séparent ; et une combinaison ne se résout que si l’on offre à l’un ou l’autre de ses éléments l’appât d’une combinaison plus attrayante, ou si on le modifie dans ses propriétés. Quelque voie que l’on choisisse, on transforme le mobile en fixe, le virtuel en acte, le possible en fait.

De tout ceci ressort une conséquence importante : c’est qu’avec les éléments actuels de l’univers il serait absolument impossible de reproduire un état quelconque du passé. Le passé peut se reconstituer partiellement, mais non totalement. Il peut se recréer à nouveau, mais non se reformer au moyen du présent. Et, si nous particularisons cette conséquence générale, nous pouvons dire que de deux choses l’une : ou tous les corps, y compris l’eau, le carbone, l’oxygène, l’hydrogène, ne sont plus les mêmes aujourd’hui qu’hier, ou le maintien relatif des propriétés chez un certain nombre d’entre eux est compensé par une altération plus grande chez les autres.

Or si avec ce qui existe aujourd’hui, il est impossible de refaire ce qui a disparu, qu’est-ce à dire, sinon que la matière actuelle n’est plus ce qu’elle était autrefois, qu’elle a perdu certaines propriétés qu’elle possédait jadis pour en prendre d’autres, en un mot qu’elle a évolué, c’est-à-dire qu’elle a développé et mis au jour ce qui était ex elle à l’état de possible et d’enveloppement ?

Les éléments matériels n’ont donc pas des propriétés immuables. Je prévois que cette conclusion va répugner profondément à mes lecteurs nourris d’autres idées. Mais ils ne peuvent y échapper, et elle s’imposera de plus en plus à leur esprit, s’ils veulent bien poursuivre cette étude. L’homme vivait-il sur la terre il y a un million d’années, et aurait-il pu y vivre ? Les gigantesques iguanodons pourraient-ils l’habiter aujourd’hui. Non ; et pourquoi ? Remontez de proche en proche, de la faune à la flore, de la flore au climat, et vous voilà tenu d’accepter que la matière sait faire aujourd’hui ce qu’elle ne savait pas faire à l’aurore des temps, ce qu’elle ne savait pas faire la veille. — Ces phrases même que je viens de rédiger, les aurais-je écrites hier ? — Elle a donc subi de profondes modifications. Et d’où viennent ces modifications ? Du travail que les siècles ont incorporé en elles.

L’expérience — qui en toute chose doit être notre guide et notre soutien — nous fournit, à cet égard, des analogies précieuses. Elle