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binaisons par lesquelles il passe, n’ont d’autre effet que de le faire changer d’état et de lui donner ou de lui restituer des aptitudes qu’il n’avait pas ou qu’il n’avait plus.

On va me dire : Ce ne sont pas les éléments constituants qui sécrètent, qui meuvent, qui sentent, qui pensent ; ce sont les agrégats ou les combinaisons mêmes, c’est-à-dire les glandes, les muscles, les nerfs, le cerveau. D’ailleurs, ce n’est pas l’oxygène ni l’hydrogène qui sont aqueux, c’est l’eau ; ce n’est pas l’oxygène et l’azote qui attaquent les métaux, c’est l’acide nitrique ; ce n’est pas l’oxygène qui est irrespirable, c’est l’acide carbonique. — Il y a ici une question de mots qui dissimule une question de choses. Si ce n’est-ni l’oxygène ni l’hydrogène qui ont acquis des propriétés, dissolvantes en s’unissant pour former de l’eau, à quoi ces propriétés sont-elles donc attachées ? Le composé peut-il avoir des vertus qui ne se trouvent en aucune façon chez les composants ? Pourquoi ne pourrais-je pas dire que l’oxygène devient irrespirable quand il est uni d’une certaine façon au carbone ? En un certain sens, Feuerbach a donc eu raison d’affirmer que c’est le phosphore qui pense en nous ; car, sans phosphore, il n’y a pas de cerveau, pas de pensée. Il faut s’aveugler à plaisir pour nier pareille évidence.

J’accorde toutefois l’expression, et je ne vois pas un grave inconvénient à prétendre que les combinaisons jouissent de propriétés qui n’appartiennent pas aux composants. Mais, qu’on y fasse attention, cela n’est vrai que des combinaisons considérées dans leur fixité, telles que l’eau ou l’acide carbonique, en tant que produits fixes. C’est par un véritable abus de langage que l’on dit de l’acide nitrique qu’il attaque le cuivre. Il ne mord le cuivre qu’en se détruisant lui-même.

Mais cet abus de langage conduit aux confusions les plus regrettables quand, regardant les composés vivants et sensibles comme des combinaisons, on fait de la vie et de la sensibilité des résultantes de l’union de certains éléments. En effet, la substance musculaire et la substance nerveuse sont essentiellement instables, et le mouvement ou la sensibilité sont tellement loin d’être des propriétés de ces substances en tant qu’ayant une composition déterminée, qu’au contraire ils ne se manifestent que lorsqu’elles se décomposent.

Toute réaction chimique, tout phénomène vital accompagnent donc une décomposition suivie de compositions. Ce qui est stable ne manifeste rien en tant que stable, et ne possède que certaines virtualités. Si les êtres vivants ou sensibles ou pensants sont constitués par du carbone, du phosphore, de l’oxygène, de l’hydrogène et d’autres substances, c’est en tant que ces substances forment en eux