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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

vient d’appeler le terrain de l’expérience, mais qui n’est, au fond, qu’un terrain conjectural. L’expérience, en effet, n’est qu’un mélange de faits et d’interprétations. La science cesse de mériter ce nom, du moment qu’elle se borne à collectionner et à mentionner des faits purs.

La pensée humaine est aventureuse elle aime à s’élancer au delà des faits. C’est cette tendance même qui constitue l’esprit de recherche. Sans doute le hasard nous aide quelquefois dans nos découvertes ; mais la plupart du temps elles sont dues à une vue anticipée des choses.

Sans la spéculation, l’homme se trainerait à la remorque des phénomènes naturels, et l’expérimentation même lui serait inconnue.

Nous allons donc nous dégager des liens de la science dite positive, pour nous lancer — risquons le mot — dans la métaphysique. La métaphysique est un peu comme la vertu de la chanson : il en faut, mais pas trop. Nous tâcherons d’être métaphysicien dans la mesure où Blaise aurait voulu renfermer la vertu de sa femme Alix.

Reprenons la proposition qui terminait le troisième paragraphe : les propriétés observables des corps sont tout au moins partiellement une résultante du travail de la communauté. — Il suit de là que, si la communauté renferme des êtres sensibles, intelligents et libres, ces propriétés sont tout au moins partiellement une création de la liberté, de la sensibilité et de l’intelligence.

De ce que l’univers, dans ses transformations incessantes, marche de l’instable vers le stable, et que le stable ne redevient pas de lui-même instable, il s’ensuit que nous devons nous représenter les éléments primordiaux qui l’ont constitué comme ayant dû être essentiellement instables. J’appelle instables des éléments qui n’ont les uns pour les autres aucune prédilection marquée, qui s’unissent et se désunissent sans effort, ou pour mieux dire qui restent indépendants et ne s’unissent un instant que pour se désunir aussitôt après. Evidemment ils ont en eux-mêmes un principe d’action, un principe de mouvement ; seulement ils n’ont pas de direction : ils sont donc libres.

Et ici je m’interromps, pour bien marquer la grandeur du pas que je fais.

Nous avons vu que la vie ne peut résulter de la combinaison des éléments tels qu’ils nous sont fournis par les corps bruts. À fortiori n’en peuvent sortir ni la raison ni la liberté. Dans les éléments primitifs qui vont donner naissance aux plantes, aux animaux, à l’homme, est donc contenu le germe de la vie, de la sensibilité, de l’intelligence. Ce germe comprend aussi la liberté.