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Ce n’est pas le lieu de soulever ici les controverses sur la liberté. Je l’ai fait à une autre occasion, et je me propose d’y revenir un jour. Je ne veux rappeler au lecteur qu’un seul point : c’est que cette faculté, comme je l’ai définie, ne porte aucune atteinte aux grands principes de la mécanique et de la physique.

Etre libre, ce n’est pas agir de soi, ni peser des motifs, ni choisir entre des motifs ; c’est simplement suspendre sa réponse à la sollicitation, remettre à un autre moment sa décision, attendre ainsi la production d’autres motifs. Le choix est donc motivé ; mais les motifs cessent d’être déterminants en ce sens que l’être libre met un intervalle de temps entre l’idée de l’acte et l’acte. Ils peuvent même être, si l’on peut s’exprimer ainsi, provoqués par la liberté.

Ainsi, quand vous remettez une décision au lendemain, sans motif précis, uniquement pour voir si d’ici là il n’y aura pas du nouveau, dans le cas où cela a lieu, ne peut-on pas dire que vous avez créé le motif ? car l’événement qui maintenant vous décide n’aurait eu aucun pouvoir sur votre décision si vous aviez agi la veille. Ce qui n’est pas libre se meut immédiatement dès qu’il est sollicité. Ce qui est libre peut attendre une sollicitation plus forte et dont il fixe lui-même le degré de force. Quelle conséquence tirer de là ? C’est que deux êtres libres, identiques, placés dans des circonstances identiques et sollicités par conséquent de la même façon, ne suspendront pas leur activité pendant le même laps de temps. Ce serait un miracle qu’il en fût ainsi. L’univers, qui renferme des êtres libres, n’est donc pas soumis à des lois fatales.

Cette assertion va soulever je n’en doute pas les protestations, les sourires ou le dédain. Cependant elle est du même ordre que les précédentes.

Une certaine école range volontiers, au nombre des résultats positifs de la science, de pures allégations. Avec un aplomb étrange, elle vient vous affirmer « qu’il n’est pas plus difficile de concevoir des combinaisons sentantes issues de combinaisons non sentantes que des êtres non vivants d’êtres vivants » ; la combinaison vivante est un cas spécial parmi une infinité de cas existants et possibles ; la sensibilité est est un cas parmi des cas innombrables[1] ! Que l’on s’arrête à cette idée là, je l’accorde volontiers, aussi bien que je réclame pour moi la permission de m’arrêter à l’idée opposée. Mais ce que je combats, c’est la prétention, de quelque côté qu’elle vienne, de présenter l’une ou l’autre sous le patronage de la science et de revendiquer, en pareille matière, le droit d’émettre des oracles au nom de la vérité.

  1. Voir le compte-rendu fait par M. Ribot des ouvrages de M. Schneider sur la volonté animale et humaine (Rev. phil., Juin 1883, p. 672).