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DELBŒUF. — la matière brute et la matière vivante

coopération. De sorte que l’effort qu’ils n’ont plus besoin de faire est mis à la disposition de la pensée.

De cette façon se manifestèrent dans l’univers deux ordres d’existences, des existences à phénomènes complexes et des existences à phénomènes simples, celles-là de plus en plus libres et puissantes, celles-ci de plus en plus mécaniques et esclaves. C’est ainsi que plus les sociétés humaines se perfectionnent, plus l’individu lui-même, en tant qu’individu est enchaîné par les mille liens de la civilisation, mais plus il est élevé, libre et puissant en tant qu’il est l’expression de la société.

Une vaste hiérarchie s’établit. La plante, pour s’épanouir, sépare le carbone de l’oxygène ; les animaux se sont emparés de cette propriété, et ces deux corps, en se réunissant dans leur sang, leur fournissent l’impulsion indispensable à la satisfaction de leurs besoins. L’homme apparaît ensuite, qui détruit ou domestique les espèces animales et végétales. Le monde se meut ainsi vers la pensée, parce que tout ce qu’il renferme s’est mis et continue à se mettre au service de la pensée. Et comme en définitive c’est elle qui par tâtonnements successifs, donne à la matière la forme sous laquelle ses propriétés se manifestent, elle élabore ses conceptions de jour en jour avec moins de mécomptes, avec moins de pertes stériles, avec plus d’économie et d’épargnes ; c’est pourquoi elle peut envisager l’avenir sans crainte. Au fur et à mesure que les ressources lui font défaut, parce qu’elles ont déjà reçu leur emploi, elle apprend à tirer un meilleur parti de celles qui lui restent.

D’autre part, elle va concentrant sans cesse les consciences individuelles. L’homme, par exemple, s’étudie en lui-même et en la nature extérieure. Il sait déjà qu’il est formé d’une association de cellules qui ont, à côté de l’existence commune, une existence propre et qui se sont pliées à mille et mille fonctions variées. Il sait que, dans son sang, cheminent des espèces d’animaux dont la présence est essentielle à sa vie. Il ne sait pas encore d’où ils viennent, ni au juste où ils vont ; mais il finira par le savoir. Il prendra ainsi de plus en plus une conscience pleine de son individualité. En outre, il cherche à se rendre compte de l’organisation de la société dont il est membre. La société est son œuvre, il n’en doute pas, mais il ignore comment elle est son œuvre. Il cherche donc à donner à la société la conscience d’elle-même, des lois qui ont présidé à sa naissance, et des lois qui la développent. Il s’apparait ainsi à lui-même sous un double aspect : à la fois comme puissance et comme instrument, comme une synthèse d’individualités plus ou moins élémentaires, et comme un élément individuel dans une synthèse supérieure. Il en est de même