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ment on pourrait choisir telle de ces réactions internes qui ne s’accusent pas à la conscience, et alors le débat porterait sur l’insaisissable. Mieux vaut l’éviter.

En s’unissant pour marcher de conserve, les éléments formèrent des unités plus complexes, en un certain sens plus sensibles, plus libres, plus intelligentes, bien que leur union se soit effectuée au prix du sacrifice d’une partie de leur liberté de leur sensibilité, de leur intelligence. Les associations eurent pour base le principe de la division et de la répartition du travail. Chacun concentra ses aptitudes sur une fonction déterminée qu’il exerça pour le compte de la communauté, demandant en échange à celle-ci de remplir pour lui les fonctions dont il se départissait. De cette manière les libertés et les consciences moléculaires se fondirent en des libertés et des consciences composées. Le sacrifice n’a donc pas été gratuit, car rien ne se perd. La volonté, la sensibilité, l’intelligence de l’être complexe se sont affinées et renforcées, en tant que produites par l’accord des volontés particulières. C’est un des mille exemples de la puissance de l’association.

L’univers vit ainsi se former peu à peu des agrégats où les éléments primordiaux, renonçant en partie à leur existence propre, concoururent à donner à l’ensemble une indépendance plus grande et une vie plus intense. La stabilité, la fixité qui s’établissait ainsi à la suite d’unions de moins en moins éphémères, et de plus en plus difficiles à rompre, était toute au profit de la liberté et de l’intelligence, parce qu’elles étaient elles-mêmes le fruit de la liberté et de l’intelligence, et se formaient en vue du bien de la communauté.

Ne voyons-nous pas d’ailleurs la liberté se détruire elle-même en s’exerçant ? Elle se fixe dans les habitudes qui se transforment à la longue en instincts et en connexions réflexes. Mais l’acquisition des habitudes a pour résultat de laisser à la partie libre qui est en nous une plus grande liberté[1]. L’habitude que j’ai d’écrire, habitude prise à la suite de tant d’efforts, n’en nécessitant presque plus de ma part, me permet en ce moment de penser tout en écrivant. Les muscles de mes doigts se sont assouplis à faire automatiquement ce qu’autrefois ils ne pouvaient faire que guidés par l’intelligence. Grâce à cette éducation, ce sont aujourd’hui des machines qui ne demandent qu’à être mises en marche par l’intelligence, pour ensuite travailler sans sa

  1. M. Ribot dans son livre des Maladies de la volonté, p. 34, dit : « L’origine de la volonté est dans cette propriété qu’a la matière vivante de réagir, sa fin est dans cette propriété qu’a la matière vivante de s’habituer, et c’est cette activité involontaire, fixée à jamais, qui sert de support et d’instrument à l’activité individuelle. »