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TARDE. — l’archéologie et la statistique

française de la criminalité département par département, et la courbe graphique de la progression des récidives depuis 50 ans. Autant un tableau présentant la progression des enterrements civils depuis dix ans à Paris ou en province serait significatif, autant la comparaison du nombre des enterrements civils en France, en Angleterre et en Allemagne, à un moment donné, serait relativement dénuée de valeur. Je ne prétends pas qu’il soit inutile de mentionner qu’en 1879 il y a eu 14 millions de dépêches télégraphiques privées en France, 41 millions en Allemagne et 24 millions en Angleterre. Mais il est tout autrement instructif d’apprendre qu’en France notamment les 9 000 dépêches de 1851 se sont élevées à 4 millions en 1859, à 10 millions en 1869, puis à 44 millions en 1879 ; et on ne peut suivre cette progression accélérée d’abord, puis ralentie, sans se rappeler la croissance de tout être vivant. Pourquoi cette différence ? Parce que les courbes seules, en général, et non les cartes, quoiqu’il y ait force exceptions, ont trait à une progression imitative.

La statistique, on le voit, suit une marche bien plus naturelle que l’archéologie, et elle est tout autrement précise dans les renseignements, de même nature du reste, qu’elle nous fournit. Aussi est-elle la méthode sociologique par excellence, et c’est faute de pouvoir l’appliquer aux sociétés mortes, que nous leur appliquons comme pis aller la méthode archéologique. Combien ne donnerions-nous pas de médailles et de mosaïques banales, d’inscriptions funéraires, d’urnes, pour une statistique industrielle et commerciale, ou même criminelle, de l’empire romain ! Mais pour rendre tous les services qu’on attend d’elle, pour répondre victorieusement aux critiques ironiques dont elle est l’objet, il faut que la statistique, comme l’archéologie, ait conscience à la fois de sa vraie utilité et de son insuffisance réelle, qu’elle sache où elle va, où elle doit aller, et ne s’abuse pas sur le danger des chemins qui la mènent à son but. Elle-même n’est qu’un pis aller. Une statistique psychologique, notant les accroissements et les décroissements individuels des croyances spéciales, des besoins spéciaux, créés originairement par un novateur, donnerait seule, si elle était pratiquement possible, la raison profonde des chiffres fournis par la statistique ordinaire. Celle-ci ne pèse point, elle compte seulement, et ne compte que des actes, achats, ventes, fabrications, consommations, crimes, procès, etc. Mais ce n’est qu’à partir d’un certain degré d’intensité qu’un désir grandissant devient un acte, ou qu’un désir déclinant démasque tout à coup et laisse agir un désir contraire tenu en échec jusque-là. J’en dirai autant d’une croyance. Il importe beaucoup, en parcourant les ouvrages des statisticiens, de ne pas oublier qu’au fond les choses à mesurer statisti-