Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
382
revue philosophique

un encouragement à faire un plus grand usage encore de cette très antique invention de nos aïeux, — plus originale qu’il ne semble, entre parenthèses, — en nous révélant la moindre mortalité des hommes mariés comparés aux célibataires du même âge. Mais ne nous attardons pas sur ce délicat sujet[1].

Des deux problèmes que je viens de distinguer et qui me paraissent s’imposer au statisticien, le second ne saurait être résolu qu’après le premier ; il est peut-être bon de le noter. Chercher par exemple, comme on le fait souvent, à mesurer l’action de telle pénalité, de telles croyances religieuses, de telle éducation, sur les penchants criminels, avant d’avoir mesuré la force de ces enchants livrés à eux-mêmes, tels que, aux jours de jacqueries, chez des populations libres de tout gendarme, de tout prêtre et de tout précepteur, ils se déploient en incendies, en égorgements, en pillages tout pareils, instantanément imités d’un bout d’un pays à l’autre ; procéder de la sorte, n’est-ce pas faire passer la charrue avant les bœufs ?

La première opération préliminaire doit donc être de dresser une table des principaux besoins innés ou graduellement acquis, à commencer par le besoin social de se marier ou de devenir père, des prin-

  1. M. Bertillon fait du mariage une piquante apologie chiffrée qu’il n’eût peut-être pas faite s’il avait eu égard aux effets de l’habitude, de limitation de soi, qui est à l’individu ce que la coutume et la mode sont aux peuples. De ce fait que « la nuptialité des veufs est trois ou quatre fois plus grande que celle des célibataires du même âge », il conclut que le mariage est une excellente chose, reconnue telle par ses expérimentateurs. La conclusion peut être très bonne, mais la raison, non. M. Bertillon oublie que qui a bu boira, et que, plus on a bu, plus on est porté à boire ; plus on a famé de l’opium ou du tabac, plus on est enclin à fumer encore. S’ensuit-il que ces habitudes soient louables ? — D’ailleurs il n’est guère surprenant qu’on s’habitue si vite à la vie de famille, c’est-à-dire à la vie d’habitudes par excellence, plus confortable et moins fatigante que la vie d’initiatives ou de fantaisies Et, rien n’étant hygiénique comme le confort, il ne faut pas s’étonner que la mortalité des gens mariés soit moindre, qu’ils se suicident moins, el. — Au surplus, gardons-nous de pousser à bout la statistique en ces matières. Les célibataires donnent 1 accusé sur 3 200 ; les gens mariés, 1 accusé sur 5 400. Le mariage est donc moralisateur. Mariez-vous. — Soit ; mais le veuvage est bien plus moralisateur encore, puisqu’il ne fournit qu’un accusé sur 6 800. Et, comme il s’agit des veufs seulement, et que, chez les veuves, au contraire, la criminalité paraît s’augmenter, on frémit d’horreur à la pensée des conseils pratiques qu’un logicien sans scrupules pourrait tirer de ces données.

    À l’inverse, la statistique nous apprend qu’en France « on se marie moins {pas beaucoup moins, mais un peu moins), on se marie plus tard, et chaque mariage produit moins d’enfants. » Faut-il se hâter de conclure de là que le mariage est une institution en décrépitude ? Non plus. Mais autant vaudrait ce raisonnement que l’autre, quoi qu’il fût étrange qu’une chose si utile eût si peu de succès, où qu’une chose en train de s’user produisit de si bons effets.