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FOUILLÉE. — causalité et liberté

il admet, dans l’ordre phénoménal, des conséquents sans antécédents adéquats. Il viole donc la causalité scientifique, ou plutôt le principe scientifique des lois ; une raison vague n’est pas plus une raison scientifique que la bonne chance n’est une raison de succès pour un général d’armée.

Maintenant supposez une doctrine qui rejette les choses en soi et les substances pour se réduire aux phénomènes et à leurs lois. Quelle est la place que la contingence et le libre arbitre pourront trouver dans cette doctrine, si elle est conséquente avec elle-même ?

Il est clair qu’un phénoménisme conséquent ne peut admettre le libre arbitre sans nier ipso facto l’universalité du principe de causalité scientifique, c’est-à-dire l’universalité des lois de succession uniforme. Aussi est-ce du phénoménisme même et du principe de causalité scientifique que l’école anglaise, principalement M. Spencer, a logiquement déduit la négation du libre arbitre[1]. Tous les phénoménistes admettent que le moi est simplement « le groupe des phénomènes de conscience existant à un moment donné avec la loi qui les relie[2] ». M. Spencer adopte une définition du moi toute semblable ; mais alors, remarque-t-il, « dire que la production de l’action est le résultat du libre arbitre du moi, c’est dire que le moi détermine la cohésion des états psychiques par lesquels l’action est excitée ; et, comme ces états psychiques constituent le moi en ce moment, c’est dire que ces états psychiques déterminent leur propre cohésion, ce qui est absurde[3]. » Les partisans du moi non phénoménal, du moi cause, substance, noumène, pourraient prétendre que c’est ce moi distinct des phénomènes qui détermine la cohésion de ses phénomènes ; le moi serait encore, il est vrai, une cause vague et transcendante invoquée pour expliquer une série précise de phénomènes ; mais du moins, au sens métaphysique, l’action ne serait pas franchement posée sans cause. Ce refuge plus ou moins sûr n’existe même plus au point de vue du phénoménisme. Tout phénoméniste conséquent sera obligé d’accepter franchement pour le libre arbitre la définition de M. Spencer : des états psychiques déterminant leur propre cohésion ! « À mes yeux, dit en effet M. Renouvier, la vérité, c’est cela même, et on ne saurait mieux dire[4]. » Seulement, M. Renouvier défie M. Spencer de lui dé-

  1. M. Hogdson lui-même, qui a prétendu, comme M. Renouvier, concilier le phénoménisme avec la religion, est resté déterministe.
  2. La définition est de M. Renouvier.
  3. Psych. I, 545.
  4. Critique philosophique, 18 juillet 1878, p. 393.