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FOUILLÉE. — causalité et liberté

seulement des phénomènes et un ordre appelé temps ; si alors les mêmes principes n’entraînent pas les mêmes conséquences dans deux instants successifs, cela ne peut s’expliquer par le temps seul, qui n’est pas un être, ni une réalité quelconque, ni une cause quelconque, ni une cause quelconque de changement : le temps est en soi indifférent. D’autre part, il n’y a pas de noumène, ni de substance différente des phénomènes où l’on puisse plus ou moins gratuitement supposer un changement d’action pour motiver le changement des résultats : il reste donc les mêmes phénomènes en des temps différents ; et comme la seule différence de temps, sans autre cause, est indifférente, il reste simplement les mêmes phénomènes, les mêmes facteurs, qui cependant engendrent des conséquences différentes, des produits différents. Par cette création spontanée ou par ces « éjaculations » de phénomènes, nous touchons beaucoup plus que dans toute autre doctrine à ce qu’on est convenu d’appeler l’ « absurdité » et la contradiction. Jules Lequier lui-même a donné de ce système, auquel pourtant il aboutit, une formule d’une concision énergique, en disant : « C’est le non-rien issu de la non-cause, c’est un accident absolu. » Non seulement alors nous pouvons objecter de nouveau avec du Bois-Reymond : « Une impulsion égale à zéro n’a jamais manqué pour produire le monde ; » mais nous pouvons ajouter : Une cause égale à zéro, une non-cause n’a jamais manqué pour produire le non-rien. Comment donc se fait-il que le non-rien ne se soit pas toujours produit, que tout, même Dieu ou les dieux, ait eu un commencement ? Ou bien l’être, avec son commencement absolu, ne dépend pas du temps, et alors, étant intemporel, il peut et doit être éternel : vous voilà revenu aux noumènes que vous voulez rejeter ; ou il dépend du temps, et alors n’est-il point contradictoire d’admettre à tel point relatif du temps plutôt qu’à tel autre un commencement prétendu absolu de l’être, par exemple il y a 6000 ans + tant de jours, tant d’heures, tant de minutes et tant de secondes ?

Concluons que la série des changements ne peut être conçue comme ayant un commencement, et que l’hypothèse d’un commencement de changement sans changement antérieur touche à la contradiction dans les termes, une fois qu’on a fait abstraction des noumènes et des choses en soi ; car cette hypothèse, pour notre esprit, prend la forme contradictoire d’une conséquence différente sans différence dans les principes ; elle se symbolise par ces deux syllogismes contradictoires : 1o A est B, B est C (principes), donc A est C (conséquence), et 2o A est B, B est C (mêmes principes), donc A n’est pas C (conséquence différente).