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Même si on rétablissait dans la question l’hypothèse du noumène ou de la chose en soi, on devrait encore aboutir aux mêmes conséquences en ce qui concerne les phénomènes. Aussi accordions-nous trop tout à l’heure aux partisans du noumène en leur concédant un refuge pour l’explication, des commencements premiers. En effet, le noumène est par hypothèse en dehors du temps ; il est donc illogique d’y supposer un changement, car alors, à quoi servirait le noumène ? qu’est-ce qui le distinguera du phénomène si, lui aussi, se met à changer et se conduit tout comme un phénomène de profession, qui va, vient, commence et finit, naît et meurt ? Autant expliquer la table phénoménale sur laquelle on écrit par la table en soi de Platon et le lit où l’on se couche par le lit en soi. Si la lune intelligible a des phases tout comme la lune visible, elle ne sert à rien. On ne peut donc prétendre que la différence des conséquents dans l’identité des antécédents ait pour raison un changement du noumène, car dans la chose intemporelle, si elle n’est pas simplement une série encore mobile d’ombres chinoises, il ne doit y avoir ni temps ni commencement. La différence des heures n’ayant pas de sens pour ce qui est intemporel, il en résulte qu’il faut en abstraire toute idée de temps ou d’instants. En dernière analyse, que l’on considère les phénomènes seuls ou qu’on les rapporte à des noumènes, on ne peut, sans violer les lois de la pensée, supposer un changement de conséquences sans changement de principes, c’est-à-dire un changement absolu, un « commencement absolu ». Dans la causalité temporelle, tout changement en présuppose un autre ; dans la causalité intemporelle, tout changement étant éliminé par hypothèse, le même principe subsiste toujours : c’est une donnée fixe et immuable, ou plutôt une supposition fixe et immuable ; une fois cette même donnée X introduite dans tous les problèmes, il n’y a plus pour nous à nous en occuper : elle ne doit modifier en rien nos calculs. Si A = B, A + X = B + le même X. Les mêmes mouvements de l’aiguille sur le même cadran du temps, plus le même cadran de l’éternité, entraînent la même heure. Les mêmes phénomènes antécédents, plus l’immuable noumène intemporel, entraînent pour nous les mêmes phénomènes conséquents, plus l’immuable noumène. Laissons donc au noumène le seul rôle qui lui convient, comme aux dieux d’Épicure : otium cum dignitate.

II. La causalité et l’infinité quantitative.

La série sans commencement et le commencement premier. Les partisans du commencement absolu, qui ne voient pas la