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discerné toute l’importance d’une grande partie de son œuvre ; elle lui était dissimulée par le caractère limité et exclusif des questions qui lui apparaissaient comme les problèmes essentiels de la philosophie. On suit, dans le criticisme, cette transition de la méthode étroite qu’on peut appeler psychologique, à cette vue plus large de l’ensemble des questions qui rappelle les grands travaux de la philosophie grecque.

Locke et ses successeurs avaient considéré l’analyse de la connaissance humaine comme le seul objet de leurs recherches. Cette analyse est encore, il est vrai, dans le système critique, une partie essentielle de la tâche à remplir ; mais cette lâche, déjà plus compréhensive, doit permettre d’expliquer tout ce qui intéresse l’humanité. Désormais la question de savoir comment l’esprit humain, considéré comme une chose à caractères définis ou indéfinis, en vient à acquérir ce que nous appelons l’expérience, se transforme en un problème plus large, celui de la relation d’une conscience individuelle avec la totalité des choses, et à trois points de vue, intellectuel, pratique, religieux. Si l’on s’en tient en effet à l’analyse subjective ou psychologique des connaissances d’un esprit individuel, on reste encore bien loin des questions que la philosophie doit vraiment se proposer. Dire avec Locke et ses successeurs que ces connaissances sont des effets produits nous ne savons pas comment, c’est ne donner aucune explication sur la nature de cette conscience individuelle et n’établir aucune liaison entre elle et l’ensemble de ces choses qui sont censées lui donner naissance. On n’aboutit qu’à ces propositions stériles : l’expérience se produit sans qu’on sache comment et consiste en de purs états de l’esprit.

Avant d’aborder l’exposition du système de Fichte, M. Adamson avait insisté sur le caractère insuffisant de ces théories sensualistes, et montré la raison de cette insuffisance. Si l’on part de la supposition d’un esprit individuel et d’un ensemble de choses données, il n’y a aucun moyen de concilier les deux termes isolés de cette hypothèse. La notion d’individualité a été la pierre d’achoppement de la philosophie du xviiie siècle, et le principal mérite de la philosophie critique est d’avoir pour la première fois soumis cette notion à un examen rigoureux. Les formes sous lesquelles s’applique la méthode nouvelle, telle que la distinction des éléments à priori et des éléments à posteriori de la connaissance, de la matière et de la forme, des phénomènes et des noumènes, des sens, de l’entendement et de la raison, ne doivent pas dissimuler la vraie nature de la question qui se cache sous chacune d’elles, à savoir comment la connaissance devient possible pour une intelligence, comment nous devons concevoir une relation entre la conscience individuelle et la sphère plus large de la réalité.

Mais le système de Kant n’est pas entièrement débarrassé de cette idée que la réalité dernière est la conscience individuelle, que cette conscience est mécaniquement en rapport avec l’ensemble des choses ; on y rencontre encore ce postulat d’une différence absolue entre le dehors et le dedans. De là bien des obscurités et des incohérences. Il