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davantage, la nouvelle se répand tout à coup qu’une grande île découverte et conquise par un compatriote procure un moyen nouveau de grossir sa famille sans s’appauvrir, en s’enrichissant même. À cette nouvelle, et à mesure qu’elle se propage et se confirme, le désir général de paternité redouble, c’est-à-dire que le précédent désir est doublé d’un nouveau. Mais celui-ci ne se réalise pas immédiatement. Il entre en lutte avec tout un peuple d’habitudes enracinées, de routines antiques, d’où naît la persuasion générale qu’on ne peut s’acclimater sur cette terre lointaine, qu’on doit y mourir de faim, de fièvre et de nostalgie. De longues années s’écoulent avant que cette résistance ambiante soit généralement vaincue. Alors un courant d’émigration s’établit, et les colons affranchis de tout préjugé, se mettent à déployer leur fécondité exubérante. C’est le moment où la tendance à une progression géométrique, loi de tout besoin et non pas seulement du besoin de reproduction, passe à l’acte et se satisfait dans une certaine mesure. Mais ce moment ne dure pas. Bientôt, par l’effet même de la prospérité ascendante qui accompagne les progrès de cette fécondité, celle-ci se ralentit, entravée chaque jour davantage par les besoins de luxe, de loisir, d’indépendance fantaisiste qu’elle a fait naître elle-même et qui, parvenus à un certain degré, posent à l’homme ulira-civilisé ce dilemme : « Entre les joies que nous t’offrons et les joies d’une famille nombreuse, choisis ; qui veut celles-ci renonce à celles-là. » De là un arrêt inévitable de la progression signalée ; puis, si la civilisation à outrance se prolonge, une dépopulation commençante, que l’empire romain a connue, que l’Europe moderne et même l’Amérique connaîtront certainement un jour, mais qui n’a jamais été ni jamais n’ira très loin, puisque, poussée au delà d’une certaine limite, elle produirait un recul de la civilisation, une diminution des besoins de luxe, qui relèverait le niveau de la population. Donc, si rien de nouveau ne surgit, après quelques oscillations, l’établissement d’un état stationnaire, définitif jusqu’à nouvel ordre du hasard ou du génie, s’impose nécessairement.

Nous pouvons sans crainte généraliser cette observation. Puisqu’elle s’est trouvée applicable à un besoin aussi primitif en apparence que celui de paternité, avec quelle facilité plus grande s’appliquerait-elle encore aux besoins dits de luxe (tous consécutifs à une découverte, c’est clair), par exemple au besoin de locomotion à vapeur, qui, comprimé au début par la crainte des accidents et l’habitude de la vie sédentaire, n’a pas tardé à se déployer triomphalement jusqu’à maintenant, où il se trouve en face d’autres adversaires plus redoutables, en partie formés ou alimentés par lui, je veux dire