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aimait ardemment la vérité, la liberté, la raison, la justice, le peuple, les hommes ; il était solide en amitié et n’eut que des amis fidèles. Mais ses affections mêmes avaient toujours quelque chose de général et en quelque sorte d’abstrait. Il aimait ses amis, si je ne me trompe, d’une sympathie essentiellement intellectuelle, et surtout pour les services rendus par eux à leur cause commune. Il leur était fidèle par logique autant que par tendresse.

On ne peut nier, et c’est le trait le moins agréable de sa nature, qu’il ne fût fort rude en famille. Il ne manquait pas seulement de cette bonne humeur que si peu de gens savent garder à l’ordinaire et dépenser dans leur maison : son tempérament nerveux, son labeur incessant, sa santé eussent été pour cela de suffisantes excuses ; il était la terreur de ses enfants, ce qui est toujours une grande misère. Les étrangers furent plus d’une fois choqués de ses impatiences avec sa femme et de la façon dont il lui parlait. Femme et enfants n’eurent guère de bonheur que par leur union entre eux, en son absence, chose triste à dire. Il n’était là que pour contrôler le travail, commander, gronder ; son arrivée glaçait tout le monde. Sans doute il ne faut pas exagérer ce défaut même, qui était le fait de son tempérament et de sa vie surmenée, mauvaise habitude, après tout, plutôt que mauvais cœur. La preuve, c’est qu’il garda tous ses enfants avec lui, dirigea lui-même toutes leurs études et sut leur inspirer en somme un respect filial. À celui d’entre eux (James) qui partit pour les Indes peu de temps avant sa mort, il écrit de son lit de malade une bonne lettre, où il lui donne des nouvelles même des arbres du jardin. Il aimait la campagne, les oiseaux, les fleurs ; il aimait les chants de son pays. La délicatesse et la politesse des manières, qui chez lui étaient parfaites, ne vont pas d’ailleurs facilement avec un manque absolu de sensibilité. Mais, ces réserves faites, il faut avouer que les sentiments, surtout les sentiments affectueux, ne jouaient chez lui qu’un rôle secondaire, dominés qu’ils étaient par l’entendement, par l’esprit d’analyse, la raison raisonnante et la volonté militante.

Sa grande force était la dialectique, à laquelle il s’était formé par l’étude de Platon. Grote déclarait n’avoir connu personne dont la conversation fût aussi serrée que la sienne, aussi puissante, aussi utile ; il allait jusqu’à le proclamer la plus grande intelligence qu’il eût jamais rencontrée.

Éloge outré, pour un homme à qui la haute philosophie, après tout, ne doit rien, à qui les sciences morales et politiques elles-mêmes ne doivent peut-être pas une idée vraiment originale. Mill a tiré au clair, élaboré, vulgarisé avec une force singulière des idées qui étaient dans