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bien il le crée avec une certaine essence et un certain caractère intelligible, et alors c’est lui qui est la vraie cause de mes actes ; ou il le crée sans caractère intelligible, à l’état de volonté nue, et alors il faut que je réponde à son acte créateur par un acte de volonté intemporelle, par ce que Schelling appelle un « choix extemporel » bon ou mauvais ; et alors comment Dieu peut-il connaître mon choix avec toutes ses conséquences temporelles, s’il n’y a pas action réciproque du créateur et de la créature, si la créature ne se retourne pas contre son créateur et ne le combat pas, ne le bat pas pour ainsi dire par un coup qui, pour être en dehors du temps, n’en est pas moins une défaite de Dieu, une passivité de Dieu ? La révolte des noumènes créés contre le noumène créateur ou n’aura pas de raison, ou aura une raison ; dans le premier cas, elle sera l’œuvre d’une liberté d’indifférence attribuée aux noumènes, dont chacun sera une tabula rasa douée du pouvoir de dessiner elle-même à son choix sur soi une figure d’ange ou de démon ; dans le second cas, elle sera l’œuvre d’une nature intelligible, d’une essence donnée, et le créateur de cette nature, de cette essence, sera aussi le créateur des opérations qui en découlent nécessairement. Toutes les difficultés de la théologie subsistent donc aussi bien dans le monde extemporel que dans le monde temporel. Kant, en supprimant d’un coup le temps et l’espace, n’avance pas la question d’un seul pas. On pourrait le comparer aux astronomes qui imaginaient un ciel de cristal pour soutenir les astres et en laisser passer la lumière, et qui étaient obligés d’ajouter un second ciel de cristal au premier, un troisième au second. Toute l’évolution du monde immobilisée et cristallisée dans le septième ciel, que Kant appelle le monde intelligible, n’en perd pas pour cela un seul de ses caractères, une seule de ses antinomies, une seule de ses nécessités brutales : la vie éternelle elle-même n’est donc pas un refuge pour la liberté. Kant n’a fait que substituer à la servitude mobile et changeante du temps une servitude éternelle et immuable, une sorte de damnation de la liberté.

En effet, en nous enlevant le temps, Kant nous a précisément enlevé le seul espoir positif et pratique de délivrance ou de progrès. Si nous avons un caractère intelligible qui, une fois pour toutes, se fait bon ou méchant en dehors de la durée, tout notre progrès apparent ne consistera plus qu’à analyser et dérouler en ce monde sensible la synthèse du monde intelligible. Notre destinée, nous la dictons en dehors du temps, et le temps ne fait que tourner les pages du livre en les épelant sans y pouvoir changer un mot.

Aussi voyons-nous Schopenhauer déduire de la liberté intemporelle la parfaite inutilité de la morale, des préceptes et du devoir. Si