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FOUILLÉE. — causalité et liberté

devient le mal et le péché radical ? S’il y a péché, c’est le péché de Dieu ; s’il y a chute, c’est la chute de Dieu[1].

Aussi la doctrine de Kant a-t-elle une irrésistible tendance au platonisme oriental et au bouddhisme : le péché radical finit par ne plus se discerner de l’existence sensible elle-même, et la liberté, de la non-existence sensible. Le mal, c’est qu’il y ait multiplicité, relation, causalité réciproque, univers. Le bien, c’est de ne pas vivre ou, si l’on est né, de mourir. Kant aboutit à Schopenhauer.

Nous venons de voir qu’en réalité, dans la doctrine de la liberté nouménale, nous ne pouvons pas plus être libres par rapport à l’univers extemporel, dont nous sommes toujours partie relative et conditionnée, que par rapport à l’univers temporel. De même, ajouterons-nous maintenant, par rapport à Dieu, nous ne sommes pas plus libres hors du temps que dans le temps. Kant croit supprimer ou atténuer les difficultés de la création, de la prédétermination et de la prescience en supprimant, avec le temps, la particule pré ; mais cette petite particule n’est pas vraiment ce qui embarrasse. Il est aussi difficile de comprendre comment Dieu sait ce que nous voulons hors du temps qu’au milieu du temps : comment Dieu peut-il savoir ce que je veux, ou même ce que j’ai voulu, si ce n’est pas lui qui le veut ? Voilà la difficulté, indépendante des questions de présent ou d’avenir ; elle porterait sur la post-science comme sur la prescience. Pour savoir ce que je veux, Dieu est obligé de recevoir mon action en dehors du temps, d’être passif par rapport à moi, fût-ce d’une passivité intemporelle. Quand le noumène-Dieu crée le noumène-moi, ou

D’ailleurs, si tout ce qui est noumène et intemporel était libre, tous les noumènes devraient être libres également. Ce n’est donc pas seulement l’homme-noumène qui sera libre ; pourquoi pas aussi le lion-noumène, le tigre-noumène ? Les lions et les tigres ont, eux aussi, un caractère empirique qui présuppose un caractère intelligible ; ils ont une conscience plus ou moins obscure et mêlée qui présuppose une « conscience pure ». Le tigre en soi est donc responsable d’être tigre : il a, lui aussi, son péché radical ; les animaux, eux aussi, ont mangé là-haut du « foin défendu ». Aussi Schopenhauer finit-il par étendre la liberté intemporelle à tous les êtres. « L’homme, dit-il, ne fait jamais que ce qu’il veut, » à considérer sa volonté extemporelle, « et pourtant il agit toujours nécessairement », dans le temps. « La raison en est qu’il est déjà ce qu’il veut, car, de ce qu’il est découle naturellement tout ce qu’il fait. Si l’on considère ses actions objectivement, c’est-à-dire par le dehors, on reconnaît apodictiquement que, comme toutes celles des êtres de la nature, elles sont soumises à la loi de la causalité dans toute sa rigueur ; subjectivement, par contre, chacun sent qu’il ne fait jamais que ce qu’il veut. Mais cela prouve seulement que ses actions sont l’expression pure de son essence individuelle. C’est ce que sentirait pareillement toute créature, même plus infime, si elle devenait capable de sentir. La responsabilité et la liberté s’étendent donc à tous les êtres : le serpent s’est donné à lui-même son essence de serpent, son esse venimeux, d’où dérivent son operarri et ses morsures.

  1. Traité du libre arbitre, p. 155 de la trad. fr.