Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
59
SOURIAU. — les sensations et les perceptions

provenance que nous les reconnaissons. Mais il nous faut abandonner cette hypothèse pour deux raisons. — En premier lieu, il arrive très souvent que nos sensations sont dues et rapportées à une cause extérieure tout aussi bien que nos perceptions. Quand je me heurte violemment contre un meuble, je me rends parfaitement compte que la douleur que j’éprouve a sa cause en dehors de moi ; et pourtant je ne songe pas à rapporter ma souffrance à l’objet qui la produit, comme je lui rapporterais les sensations colorées qu’il me donne. Les sensations et les perceptions pouvant provenir également d’une cause extérieure sans cesser d’être distinctes, il va de soi que pour les distinguer nous devons avoir un autre criterium que la différence d’origine. — En second lieu, il nous est impossible de croire que cette différence d’origine puisse être immédiatement aperçue par l’esprit. Si c’était par leur provenance que je distinguais les sensations des perceptions, il faudrait supposer qu’avant même d’avoir rien senti ni perçu j’ai eu une connaissance distincte du moi et du non-moi. Mais je ne prends conscience du moi que par mes sensations ; je ne prends connaissance du non-moi que par mes perceptions. Le principe de distinction dont nous avons besoin ne doit donc être cherché que dans ces actes mêmes ; ce doit être quelque différence intrinsèque, quelque attribut caractéristique, qui nous fasse immédiatement distinguer les sensations des perceptions. Ce ne peut être leur différence d’origine qui nous prouve leur différence de nature, puisque ce sont elles qui se présentent à nous tout d’abord, et que nous ne connaissons rien que par elles : ce sera donc leur différence de nature qui nous permettra d’affirmer leur différence d’origine.

Pour dégager autant que possible de toutes circonstances accessoires et mettre mieux en évidence le véritable criterium de la distinction, allons tout de suite aux extrêmes. Prenons une sensation qui ait au plus haut point le caractère de la subjectivité, et comparons-la à une perception nettement objective. Nous chercherons ensuite si les différences observées ainsi dans un cas particulier se retrouvent également dans d’autres cas et peuvent en conséquence être regardées comme vraiment spécifiques. — J’ai la migraine, et je regarde cette page blanche couverte de lettres noires. Entre ma sensation et ma perception, ou plutôt, pour poser la question en termes moins abstraits, entre ce que je sens et ce que je perçois, il y a de nombreuses différences. La migraine que j’éprouve est quelque chose de douloureux, d’anormal, de mal localisé, d’inétendu, de simple. Au contraire, la page que je perçois ne me donne aucune émotion, agréable ni désagréable ; si je la vois distinctement, c’est que mes yeux sont en bon état et fonctionnent comme ils doivent le faire ;