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deux frères siamois sont devenus deux êtres dont les fonctions, les actions, les paroles, les pensées mêmes sont presque toujours concordantes, se produisent et s’accomplissent parallèlement… Leurs joies, leurs douleurs sont communes ; les mêmes désirs se font jour au même instant dans ces âmes jumelles ; la phrase commencée par l’un est souvent achevée par l’autre. Mais toutes ces concordances prouvent la parité et non l’unité. Des jumeaux, à l’état normal, en présentent souvent d’analogues et sans doute en offriraient de tout aussi remarquables, s’ils eussent, pendant toute leur vie, vu les mêmes objets, perçu les mêmes sensations, joui des mêmes plaisirs, souffert des mêmes douleurs[1]… » J’ajouterai que, avec l’âge et par l’effet des circonstances, les différences de caractère se sont accentuées et que l’un des derniers observateurs décrit l’un des deux frères comme morose et taciturne, l’autre comme gai et enjoué.

Le sujet de cet article n’étant pas une psychologie des monstres doubles, puisqu’ils ne figurent qu’à titre d’exemples des déviations de la personnalité physique, je rappellerai seulement le cas récent de Milie et Christine, chez qui la sensibilité des membres inférieurs est commune ; les deux moëlles doivent par conséquent former un véritable chiasma au niveau du point d’union.

Les lois civiles et religieuses, pour qui la question se posait à plus d’un titre (état civil, mariage, droit de succession, baptême, etc.), n’ont pas hésité à reconnaître deux personnes là où existaient deux têtes distinctes : avec raison, bien que dans la pratique des cas embarrassants puissent se rencontrer. La tête étant chez l’homme le véritable siège de la personnalité, le lieu où s’en fait la synthèse (on verra plus tard qu’en descendant dans l’animalité ce point est plus douteux), elle représente en gros l’individu. Mais, si la question est discutée scientifiquement, il est impossible, chez les monstres doubles, de considérer chaque individu comme complet.

Je ne fatiguerai pas le lecteur d’un commentaire bien inutile, puisque les faits parlent d’eux-mêmes. S’il examine avec attention ce que précède, il se convaincra que, même dans les cas où les personnalités sont le plus distinctes, il y a un enchevêtrement d’organes et de fonctions, tel que chacun ne peut être lui-même qu’à condition d’être plus ou moins l’autre et d’en avoir conscience.

Le moi n’est donc pas une entité agissant où et comme il lui plaît, maniant les organes à sa guise, limitant à son gré son domaine. Il est au contraire si bien une résultante que son domaine est strictement déterminé par les connexions anatomiques avec le cerveau et qu’il

  1. Pour plus de détails, voir l’ouvrage cité, tome III, p. 90 et suivantes.