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tion particulière ; cette sensation nous paraîtra ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire une pure modification de notre manière d’être, ou mieux encore notre manière d’être actuelle ; et l’on pourra dire qu’à ce moment nous serons devenus odeur de rose. Si un son pur et continu vient à frapper notre oreille, notre moi ne sera plus qu’une sensation sonore. Que notre rétine reçoive l’impression d’une surface lumineuse uniformément colorée, comme celle que nous percevrions si nous étions entourés de tous côtés par le bleu du ciel, et cette sensation de bleu, dans laquelle s’absorbera toute notre sensibilité, deviendra notre nouvel état de conscience. — Ce ne sont pas là de pures hypothèses. Dans la mesure où notre conscience peut se réduire à cet état de simplicité, nos sensations ont bien ce même caractère. Ainsi, quand nous dégustons un mets savoureux, nous ne sommes plus que saveur ; dans nos moments d’extase musicale, dans ces moments où l’on dit que nous sommes tout oreilles, il serait plus juste de dire que nous ne sommes plus que son et qu’harmonie ; quand nous éprouvons une souffrance physique très intense, comme celle que nous ressentons si nous nous laissons écraser le doigt par une porte, pendant quelques instants au moins nous ne faisons plus rien que souffrir, nous ne sommes plus rien que douleur. — Ainsi toute sensation simple, prise isolément, doit nous paraître et nous paraît en effet purement subjective.

Tel étant le caractère de chacune de nos sensations, on ne voit pas bien comment, en s’ajoutant les unes aux autres, elles arriveront à prendre le caractère de l’objectivité. Nous avons supposé tout à l’heure que nous éprouvions, l’une après l’autre, quelques sensations simples et uniformes. Mais quand bien même les sensations se succéderaient avec une rapidité extraordinaire, quand chacun de nos sens nous en donnerait un très grand nombre à la fois, quand tous nos sens fonctionneraient simultanément, qu’obtiendrions-nous de plus ? Notre état de conscience serait devenu plus compliqué ; mais ce ne serait encore qu’un état de conscience, qu’une manière d’être du moi. Les sensations auraient beau se juxtaposer et s’accumuler, elles ne seraient jamais que des sensations, que des phénomènes subjectifs ; aucune d’elles n’apporterait dans la conscience d’élément vraiment nouveau et ne viendrait nous donner tout à coup la notion d’objectivité.

Aussi n’est-ce pas ainsi que cette notion peut apparaître et apparaît en réalité. Ce qu’en fait nous appelons un objet, ce n’est pas un chaos d’odeurs, de sons, de couleurs ; c’est quelque chose de précis, de déterminé ; c’est un assemblage de qualités sensibles combinées d’une certaine manière. La perception ne doit donc pas consister