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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

Conclura-t-on de là que chacun a vu et mis dans le morceau ce qu’il a voulu ? Point du tout. — Qu’il essaye d’y faire pénétrer ou sa joie ou son calme, l’auditeur sentira cette musique lui résister ; quoi qu’il tente, elle ne consentira à rendre que de la tristesse.

J’ai dû insister, au risque de me répéter, sur ce point de psychologie musicale. Entre deux opinions excessives, inacceptables, j’ai cherché la vérité. Si je l’ai trouvée, si j’ai su la circonscrire, elle se ramène aux termes suivants : La musique instrumentale exprime beaucoup plus que ne l’accordent les athées de l’expression ; elle exprime beaucoup moins que ne le prétendent les fanatiques de l’expression. Elle traduit à sa façon l’un des trois états psychologiques dont j’ai parlé et les degrés de chacun de ces états, sans pouvoir caractériser ni l’espèce d’affection qui met l’âme dans un ces états, ni l’individu qui éprouve cette affection.

Que l’on ne s’imagine pas que la musique instrumentale ne respirera pas dans ces limites ; que l’on ne craigne pas qu’elle y étouffe, faute d’espace et d’air. Les degrés de chacun de nos trois états forment une échelle prodigieusement étendue entre l’échelon d’en haut et celui d’en bas. Le musicien d’un talent médiocre ne saura guère traduire et exciter que les états extrêmes, que les dispositions violentes. Le musicien de grand talent, le musicien de génie surtout, atteindra, par les nuances, par les accents, par la diversité des mouvements et des rythmes, les dernières précisions où puisse aller la voix de l’instrument solo ou la voix de l’orchestre. De même, l’auditeur inculte ne goûtera que l’instrumentation énergique dont ses nerfs seront secoués ; les mélodies douces l’endormiront. De même encore, l’exécutant médiocre jouera toutes les musiques avec un excès de moyens expressifs. L’auditeur parfait, l’exécutant parfait se reconnaitront au juste sentiment de toutes les nuances,

Mais qu’est-ce donc que soumettre la mélodie aux gradations, aux nuances, aux accents, à la diversité expressive ? C’est la traiter comme la voix humaine. Une voix parlée sans intonations variées, sans accent, sans changement aucun dans la vitesse ou la lenteur, est inexpressive et d’une monotonie insupportable. La voix chantée, dans les mêmes conditions, est plus insupportable encore, parce que c’est une voix agrandie et plus entendue. Pour donner l’expression à la voix chantée, vous employez des procédés analogues à ceux qui rendent éloquent le chant de la parole. Enfin ces procédés sont encore ceux que vous appliquez au chant instrumental. Vous avouez ainsi, que vous y consentiez ou non, que le chant instrumental est une voix chantante.

Ne faites-vous donc — me dira-t-on peut-être — nulle différence