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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

moi-même ? Au premier abord, nous sommes tentés de l’affirmer. La métaphysique allemande nous a si bien accoutumés à opposer l’une à l’autre ces deux idées de moi et de non-moi, de subjectif et d’objectif, qu’il nous est difficile de ne pas les regarder comme corrélatives. Mais un esprit qui ne serait pas habitué aux discussions philosophiques n’éprouverait pas la même difficulté à les concevoir séparément ; et nous-mêmes, dans la pratique de la vie, dans les moments où nous ne faisons pas de philosophie, nous nous occupons à chaque instant des objets que nous percevons sans songer le moins du monde à les opposer à notre moi. Ce qui est essentiel à la perception, ce n’est pas que je distingue les objets de moi, mais que je les distingue les uns des autres. Sans doute, pour connaître exactement une chose, il est nécessaire que je ne la confonde pas avec moi-même ; mais cela ne veut pas dire que je ne puisse en prendre connaissance sans l’avoir au préalable distinguée de moi. Supposez que je n’aie jamais pensé à moi-même, que je n’aie jamais réfléchi à ma propre existence : je n’en serai pas moins capable d’affirmer qu’il y a là une table, à côté un fauteuil, plus loin une bibliothèque ; et je ne vois pas en quoi cette élimination de l’idée du moi altérerait la notion que je me forme de ces objets. Les deux idées de moi et d’objet me semblent donc suffisamment indépendantes pour pouvoir être conçues à part et acquises à des moments différents. — Si, comme certains philosophes, nous plaçons la conscience de soi ou le moi à l’origine même de la connaissance ; si nous faisons de ce moi une sorte de philosophe idéaliste, préoccupé de savoir si le monde entier ne serait pas un simple jeu de son imagination, alors il est certain que l’idée d’objet ne se présentera à nous que par opposition à l’idée de moi ; et, pour nous expliquer la perception nous devrons dire que le moi, persuadé d’abord qu’il est tout, a besoin de revenir sur cette illusion et de poser en face de lui un non-moi pour acquérir la notion d’objet. — Mais ce sont là des idées de fantaisie. En fait, les choses se passent bien différemment. L’idée du moi est si peu nécessaire à la perception, qu’elle apparaît en nous longtemps après que nous avons commencé à percevoir. L’enfant cherche d’abord à se rendre compte de ce qui se passe autour de lui, à prendre connaissance des objets ; ce n’est que plus tard qu’il arrive à se prendre lui-même comme objet de connaissance, à se donner le nom propre dont chacun le désigne, et enfin à s’appeler Moi Sans doute, avant de se dire Moi, il était déjà Lui. Mais alors il n’était lui que pour les autres ; c’était bien une petite personne, mais qui n’avait encore aucune notion distincte de sa propre personnalité, et qui par conséquent ne songeait nullement à la distinguer des