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nores qui ébranlent à la fois mon oreille, je ne perçois qu’une résultante, ou même, si l’on veut, que quelques résultantes. L’analyse des sons doit se faire moins par l’oreille même que par l’imagination ; c’est-à-dire que les sons simples, que je crois percevoir distinctement tous à la fois, doivent être imaginés pour expliquer le son total, plutôt qu’ils ne sont réellement perçus. L’expérience m’ayant appris que tel accord est dû à telles notes, tel timbre à telles harmoniques, tel effet d’harmonie à telle combinaison d’instruments, sitôt que je perçois le son résultant, je le décompose en plusieurs sensations imaginaires ; et je crois percevoir réellement chacune d’elles, comme le peintre exercé qui examine un paysage croit distinguer, dans la nuance verte des arbres, le jaune et le bleu avec lesquel il sait qu’on pourrait l’obtenir. — Que l’on réfléchisse enfin au nombre presque indéfini de sensations bien distinctes qui peuvent affecter à la fois notre rétine, lorsque par exemple nous regardons une fleur, un arbuste, un paysage, et l’on s’expliquera que les sensations visuelles nous paraissent plus objectives que tout autres. Ce sont en outre celles qui sont le moins mêlées de sensations subjectives. Quand je palpe un objet, j’en reçois une impression de chaleur ou de froid ; j’ai conscience des efforts musculaires que je fais pour le soulever de la contraction de mes doigts, etc. Quand j’écoute un son musical, en même temps que je le perçois, j’éprouve une légère sensation d’ébranlement ou de chatouillement dans l’oreille, de jouissance ou de crispation nerveuse. Mais, quand je regarde une objet placé à une distance telle que mon œil n’ait pas d’effort d’accommodation à faire pour le voir distinctement, assez peu étendu pour que je puisse l’embrasser d’une seule intuition, toute sensation subjective qui pourrait me rappeler au sentiment de moi-même est supprimée. Aussi les sensations complexes que j’éprouve ont-elles un caractère d’objectivité complète : ce sont des perceptions pures. Je n’ai même pas conscience de voir cet objet : j’oublie complètement qu’il n’est qu’une vision, et je le prends pour une substance qui existerait par elle-même alors même que je ne la percevrais pas, pour une réalité concrète, solide, indépendante, pour une chose en soi. — Quand je ferme les yeux, il me semble que le monde extérieur s’évanouit ; je puis douter jusqu’à un certain point du témoignage de mes sens, et je commence à trouver quelque vraisemblance aux raisonnements des idéalistes. Si je les ouvre de nouveau, le monde renaît pour moi ; mes doutes disparaissent brusquement pour faire place à une conviction absolue ; et le réalisme s’impose à moi avec une force irrésistible.

§ 5. Sensations indécises. — Les sensations que nous avons étu-