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que la sourde conscience de l’âme universelle. D’où vient cette diffusion du moi dans la nature ? Qu’est-ce que cette âme éparse des choses, que je sens entrer en moi ? Le poète ne veut pas s’en rendre compte ; ces sensations indécises ont de l’attrait pour lui par leur indécision même ; il écarte avec soin les perceptions trop vives qui le rappelleraient brusquement au sentiment de la réalité ; il se complaît dans cette molle rêverie où les perceptions extérieures se confondent avec les sensations internes, où le moi ne prend plus la peine de se distinguer du non-moi. Il craindrait, en faisant appel au raisonnement, de faire disparaître cette exaltation mystique qui l’inspire et le charme. S’il éprouve le besoin de se faire une philosophie, il se sentira porté de préférence vers celle qui définit le moins nettement les limites de la personnalité humaine : presque fatalement, il sera conduit au panthéisme, ce système poétique par excellence, qui semble fait de rêves et d’extases, d’idées flottantes et d’indéfinissables sentiments. — Pour nous expliquer ces pensées mystérieuses, il n’est pas besoin de recourir aux hypothèses métaphysiques : un peu de psychologie suffira. Les organes de nos sens nous donnent d’ordinaire des sensations si bien différenciées que nous les objectivons entièrement ; mais, dans les moments où notre sensibilité s’alanguit, où nos organes ne sont plus que faiblement excités, nos sensations deviennent plus vagues, plus simples, et perdent en conséquence leur caractère d’objectivité. Nous sommes surpris alors de sentir en nous ce que nous étions habitués à percevoir hors de nous ; et, parce que quelques-unes de nos perceptions ont fait retour au moi, nous croyons que quelque chose de la nature est entré dans notre âme. En même temps, nous prêtons à la nature quelques-unes des sensations qu’en réalité nous éprouvons nous-mêmes ; nous transportons en elle, par une illusion à demi volontaire, ce qui est en nous : et il en résulte que notre âme à son tour semble se répandre dans la nature et se confondre avec elle. — Cet état psychologique, que recherchent les poètes, repose leur esprit en l’assoupissant, leur volonté en la détendant. De là son charme, mais de là ses dangers. Il ne pas trop se laisser aller aux vertiges ; il ne faut pas trop se complaire dans les hallucinations de ce genre. Je dirais même qu’il ne faut pas être trop poète, si du moins la véritable poésie consistait à perdre ainsi le sentiment de sa personnalité et à ne pas voir les choses comme elles sont.

Paul Souriau.
(À suivre)