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SOURIAU. — les sensations et les perceptions

toutes ces sensations, que mon imagination avait comme projetées au dehors ; et, en fin de compte, l’objet entier, qui n’est que la somme de ces sensations, m’apparaîtra comme purement subjectif. L’analyse, en détruisant la complexité naturelle des sensations objectives, les ramène à cet état de simplicité élémentaire dans lequel elles ne nous semblent plus être qu’une modification du moi ; et c’est pour cela que l’étude approfondie de la perception extérieure nous conduit presque fatalement au subjectivisme. — L’excès de la synthèse peut conduire au même résultat que l’excès de l’analyse ; car je simplifierai autant mes sensations en les réunissant toutes dans une synthèse confuse qu’en les décomposant en leurs éléments premiers. L’idéaliste qui nie la réalité du monde raisonne plutôt sur le souvenir de ses perceptions passées que sur ses perceptions présentes. C’est que, lorsque nous regardons les objets extérieurs, nos perceptions sont si nettes, si complexes, si bien différenciées ; elles portent à un tel degré le caractère de l’objectivité, qu’il nous est impossible de le leur enlever d’un coup, par une simple négation logique. Au contraire, si, au lieu de percevoir le monde, nous nous contentons de l’imaginer, le tableau idéal que nous nous représentons est si vague, si confus, qu’il nous en coûte beaucoup moins de lui refuser toute réalité extérieure et de le concevoir comme subjectif.

L’imagination enfin nous permettra de réduire toutes nos sensations à cet état d’indécision absolue où nous ne savons plus si elles sont subjectives ou objectives ; elle fondra l’un dans l’autre le subjectif et l’objectif, le moi et le non-moi. Les poètes, qui, sans le savoir et par cela même qu’ils n’y pensent pas, font souvent d’excellente psychologie descriptive, ont bien souvent décrit ces perceptions ambiguës dont l’extériorité commence à nous paraître douteuse sans que nous osions encore nous les attribuer complètement, ces étranges états de l’âme où nous perdons à la fois la conscience de notre personnalité et le sens de la réalité extérieure.

C’est en phénomènes psychologiques de ce genre que consiste ce qu’on appelle le sentiment de la nature. — Je me repose dans la clairière d’un bois, par une belle journée d’été. À demi assoupi, je n’ai plus que des sensations vagues et confuses. Les objets, sur lesquels mon regard se promène avec nonchalance, ne m’apparaissent plus que comme des images indistinctes. Le murmure du feuillage, le bourdonnement des insectes, l’azur du ciel, de parfum des fleurs sauvages, la fade senteur de l’herbe chaude, tout cela entre en moi et me pénètre. Je sens la nature entière m’envahir peu à peu ; je participe à sa vie indolente et rêveuse ; je ne suis plus