Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 16.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
94
revue philosophique

détermination et sans formes. — Dans l’impression sensible (Empfindung), une distinction se produit ; il se fait une localisation : les organes des sens sont mis en branle et réagissent diversement ; le contenu psychique se différencie en couleur, saveur, odeur… En même temps, l’âme, déjà plus forte, est moins violemment atteinte, moins fortement dominée par l’extérieur ; elle a acquis une initiative, elle commence à être libre ; elle se rend maîtresse des organes qu’elle façonne, elle se distingue de la cause passagère qui agit sur elle ; la conscience d’un monde extérieur s’éveille : « la lumière se fait. » — Mais les impressions isolées s’unissent et s’organisent par un processus psychique ; il se forme une synthèse immédiate et mécanique qui associe les impressions et engendre l’intuition, la perception. C’est la première connaissance des objets individuels, des choses particulières dans leur totalité ; le progrès suivant consistera dans la division des intuitions primitives, leur analyse, l’abstraction, qui suppose le langage.

Tout ce premier développement est identique chez l’homme et chez les animaux ; mais les bêtes ne s’élèvent pas plus haut. Limitée à l’intuition, leur âme connaît l’individuel, mais non le général, l’espèce ; elle a le souvenir, mais sans la conscience du temps écoulé (Aristote) ; elle vit dans le présent, qu’elle ne peut dépasser : il lui manque la liberté, parce qu’il lui manque la conscience. — Sans doute on trouve chez l’animal des indices du langage, des cris et des chants ; mais ce ne sont là que des manifestations involontaires des sentiments ; il en est ainsi des enfants lorsqu’ils crient : « leurs cris sont pour eux un organe d’action. »

Mais quelle est donc la raison de cet arrêt de développement, fatal chez la bête, qui lui interdit de dépasser un point précis de l’évolution psychique ? — On a vainement tenté d’identifier l’âme de l’homme avec celle de la bête : si l’on admet que le monde est ordonné selon des fins, et par suite qu’il est un Créateur tout-puissant, il est monstrueux de rabaisser l’homme au rang du polype ou du singe. — Et d’ailleurs deux causes égales et également fortes doivent amener des effets égaux ; des effets inégaux dérivent de causes inégales ; or l’animal n’a pu fonder un monde analogue à celui de l’homme ; leurs âmes ne sont donc point identiques. Et qu’on n’allègue pas l’organisation plus parfaite et plus compliquée du corps humain. Il y a réaction incessante de l’âme sur le corps, et le corps est en une mesure ce que l’âme en fait (σῶμα, σῆμα). L’homme, au premier jour de son apparition, portait en lui cette capacité de progresser qui est le caractère profond de son âme.

Et tout ne nous confirme-t-il pas dans cette idée ? la différence physique originelle ne porte-t-elle pas elle-même la trace de cette destination sublime ? La station droite n’est-elle pas l’affirmation sans conteste de sa domination sur le sol ? La perfection, la mobilité des sens nobles ne témoigne-t-elle pas de la puissance et de l’élévation de l’âme qui les