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vers le sol ? J’en vois les effets qui me paraissent naturels, car à chaque instant je les constate ; mais, quant à comprendre la cause, cela m’est absolument impossible. La science a prouvé que la matière attire la matière, mais pourquoi ? comment ? par quel procédé ? Nous n’en savons rien.

Donc le fait de la chute d’une pierre n’est vraisemblable que parce qu’il se présente fréquemment, et c’est pour cela seulement qu’il est vraisemblable. C’est un fait fréquent, qui à nos yeux est devenu naturel, parce qu’il est fréquent. De par la connaissance intime des causes, il serait absolument surnaturel.

Les faits que nous disons surnaturels répondent à deux conditions différentes : d’abord nous n’en connaissons pas la cause ; puis nous ne les voyons pas survenir communément.

Tant que les hommes n’ont pas su expliquer les éclipses, ils y ont vu des faits surnaturels, parce que les éclipses représentaient en quelque sorte une anomalie à l’ordre astronomique quotidien, et parce qu’aucune intelligence humaine n’en pénétrait la cause. Quoi de plus surnaturel que ce cercle noir, qui, un beau jour, sans cause appréciable, envahit pour quelques minutes le disque éclatant du soleil ? Mais, dès qu’on a établi la cause et la loi des éclipses, le surnaturel est devenu un phénomène naturel. L’invraisemblance s’est transformée en un fait scientifique, et cela, uniquement parce que notre ignorance de la cause a été dissipée.

Il y a dans la nature des faits dus à des circonstances inconnues totalement de nous. Ces faits, s’ils surviennent fréquemment, nous paraîtront naturels, comme la chute d’une pierre. Mais, s’ils ne surviennent que rarement par suite du concours de circonstances spéciales, difficiles à être réunies, ils nous paraîtront surnaturels.

On pourrait donc définir le surnaturel : un fait qui n’est pas commun, et dont nous ne connaissons pas la cause. Par cela même, nous le trouvons invraisemblable. Mais cette invraisemblance n’est que relative, et elle est due à notre seule ignorance.

Une discussion plus approfondie serait nécessaire assurément ; mais je ne puis l’aborder ici, et examiner les conditions de la connaissance et de la certitude. Il me suffira, pour le but que je me propose, d’avoir établi que les faits invraisemblables deviennent vraisemblables, soit quand on en a pénétré les causes, soit quand on fait en sorte qu’ils se répètent fréquemment.