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tème arrêté et définitif, sa pensée a des caractères nettement marqués. Il a une manière de chercher, une tendance, une physionomie philosophique singulièrement distinguées et qui méritent de fixer l’attention.

Amiel a été un grand contemplatif. Ce qui fait le principal intérêt psychologique de son caractère, c’est le contraste entre sa puissance dans la contemplation impersonnelle et sa faiblesse en présence de l’œuvre personnelle de la vie, Lui-même a été rongé par le sentiment amer, et toujours grandissant, que le développement exclusif de la tendance contemplative avait tué en lui l’énergie productrice et l’avait empêché de faire une œuvre, œuvre de penseur par quelque travail scientifique digne de li, œuvre d’homme par le mariage et la fondation d’une famille.

Le côté contemplatif dans le caractère d’Amiel est le seul qui doive nous occuper ici.

« Sortir de toi, et me donner aux choses, dit notre solitaire, c’est le « propre de mon état de santé. » En effet, autant les soucis et les efforts personnels l’angoissent ei le contractent, autant il s’épanouît et se dilate quand il peut se comporter à l’égard des choses et des hommes en spectateur désintéressé. Il jouit de la nature avec une intensité rare, et il la décrit merveilleusement. Les enfants exercent sur lui une action puissante et toujours bienfaisante. Le spectacle de la santé et de k joie le restaure, en faisant passer le bien-être en lui par la sympathie. Les représentations artistiques auxquelles il assiste, les discours qu’il entend, la lecture surtout, lui procurent des jouissances toujours renouvelées. La lecture a été une des grandes occupations de sa vie. Ce qu’il a lu est énorme. Un jour par exemple, au moment où il prend la plume pour noter ses impressions, il vient de lire pendant six à sept heures de suite les Pensées de Joubert[1]. Avec quelle intelligence, quelle pénétration il lisait, on s’en convaincra par les remarquables morceaux de critique littéraire que contient le Journal. C’est qu’Amiel n’était pas seulement un esprit naturellement distingué. Il avait en outre une culture et des connaissances exceptionnelles. Après avoir achevé à l’âge de vingt ans ses études générales à l’Académie de Genève, il avait voyagé pendant deux ans en Italie et en France, puis avait passé cinq années en Allemagne, aux universités de Heidelberg et de Berlin. Là, au rapport de ses camarades, il avait poussé très loin, avec un enthousiasme infatigable, non seulement les études de la faculté de philosophie mais encore celles des facultés de médecine, de droit et de théologie, I avait acquis ainsi une universalité de culture et de connaissances que l’on rencontre bien rarement aujourd’hui.

À cette époque (1843 à 1848) l’Allemagne était encore la terre classique de la métaphysique, et la métaphysique dominante, celle qu’on enseignait dans la plupart des Universités, c’était l’idéalisme de Schelling et de Hegel. Amiel subit fortement l’ascendant de cette puissante doctrine

  1. I, p. 13.