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ANALYSES.h.-f. amiel. Fragments d’un journal intime.

plus mûr nous reprochait de ne pas savoir rendre justice au mérite de notre professeur.

La valeur du Journal intime est de beaucoup supérieure à celle des cours d’Amiel ou des écrits qu’il avait lui-même publiés. Sans rien préjuger au sujet des autres œuvres posthumes que les exécuteurs testamentaires pourraient avoir l’intention de livrer encore à l’impression, on peut penser que le Journal restera la grande œuvre de l’auteur. Ce cahier muet a été le plus intime et le plus constant de ses amis. Il l’emportait partout avec lui dans ses voyages. Les éditeurs nous disent qu’il le poursuivit d’abord de semaine en semaine, ensuite de jour en jour. Ils auraient pu ajouter qu’il y revenait souvent plusieurs fois dans une même journée, notant à leur passage les impressions changeantes que lui apportait le cours des heures. Le manuscrit du Journal comprend, dit-on, plus de seize mille pages, dont on ne nous a donné que quelques extraits. Je me rappelle que, quand je rencontrais Amiel dans les rues de Genève, sa démarche et son attitude distraites me semblaient celles d’un homme qui compose. Je le croyais constamment occupé de ses poésies. Je pense maintenant qu’il était fréquemment occupé aussi de l’élaboration des idées qu’il devait ensuite confier à son Journal. J’aurais bien de la peine autrement à m’expliquer la perfection littéraire de ces pages qu’on nous dit cependant avoir été écrites au courant de la plume, sans aucune préoccupation de composition ni de publicité.

Le nom d’Amiel restera probablement dans l’histoire de la littérature plus que dans celle de la philosophie. On sera frappé surtout de sa physionomie morale, de sa manière originale et profonde de sentir, de la richesse et de la finesse de ses vues esthétiques et sociales, du talent merveilleusement nuancé avec lequel il raconte ses joies et ses souffrances de solitaire. Pour laisser un grand nom en philosophie il aurait fallu ou bien qu’il se signalât par quelque découverte importante, où bien qu’il contribuât puissamment à la propagation d’un système. Il n’a fait ni l’un ni l’autre. Ce qui le caractérise au point de vue systématique, c’est qu’il n’a jamais conclu d’une manière définitive. Il écrit dans son Journal à la date du 11 septembre 1873 : âgé de cinquante-deux ans : « Toutes mes études posent des points d’interrogation, et pour ne pas conclure prématurément ou arbitrairement je n’ai pas conclu. » Et ailleurs : « Mon âme balance entre deux, quatre, six conceptions générales et antinomiques ». — « Achevé « Schopenhauer… Senti se heurter en ma conscience tous les systèmes opposés : stoïcisme, quiétisme, bouddhisme, christianisme. Ne serait-je donc jamais d’accord avec moi-même ? » On voit par ces passages que, si Amiel ne peut être classé comme adhérent d’aucun système dogmatique, il ne peut pas davantage être rangé parmi les sceptiques. Il a au contraire toujours cherché, et si la philosophie est, selon une définition autorisée, la recherche d’une explication universelle, nul n’a été plus philosophe que lui. D’ailleurs, malgré l’absence d’un sys-