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tences végétales, animales, les passions et les crises humaines, les maladies de l’âme et celles du corps. L’esprit subtil et puissant peut traverser toutes les virtualités, et de chaque point faire sortir en éclair le monde qu’il renferme. » Dans une des pensées qu’Amiel avait publiées avec le volume de poésie intitulé Grains-de Mil, il parlait de cette faculté de se réimpliquer et de se dépliquer comme d’une faculté commune à tous, et dont on devrait faire un plus fréquent usage. Ce passage avait beaucoup étonné M. Scherer, et d’autres lecteurs sans doute. Dans le Journal, Amiel représente toujours le grand développement de cette capacité comme une de ses spécialités psychologiques : « Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi ou plutôt me forme momentanément à son image, et je n’ai qu’à me regarder vivre à ce moment pour comprendre cette nouvelle manière d’être de la nature humaine. C’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère, etc. Dans ces états de sympathie universelle, j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. Cette faculté de métamorphose ascendante et descendante, de déplication et de réimplication a stupéfié parfois mes amis, même les plus subtils. Elle tient sans doute à mon extrême facilité d’objectivation impersonnelle… »

Mais ce n’est pas seulement de la vie de tous les êtres créés que l’homme peut prendre conscience. Il peut aussi avoir une intuition de l’absolu. Tandis que les autres êtres portent en eux l’infini sans le savoir, l’homme sait qu’il est en lui. « Le privilège humain, c’est de participer au tout, de communiquer avec l’absolu. » « L’esprit peut faire en soi l’expérience de l’infini, dans l’individu humain se dégage parfois l’étincelle divine qui lui fait entrevoir l’existence de l’être source, de l’être base, de l’être principe, dans lequel tout repose comme une série dans sa formule génératrice. » Esprit éminemment religieux, cherchant partout dans le monde l’éternel et l’absolu, Amiel savoure avec une joie intense les moments où sa pensée réussit à s’élever des manifestations au principe, du divin à Dieu. Ses extases, à la fois scientifiques et religieuses, sont un de ses traits les plus caractéristiques. Le passage suivant suffira pour donner une idée de sa ferveur gnostique. « Beaucoup lu : ethnographie, anatomie comparée, système cosmique, J’ai parcouru l’univers, du plus profond de l’empyrée jusqu’aux mouvements péristaltiques des atomes dans la cellule élémentaire ; je me e suis dilaté dans l’infini, affranchi en esprit du temps et de l’espace, en ramenant la création sans bornes au point sans dimension et en voyant la multitude des soleils, voies lactées, étoiles et nébuleuses, dans le point.

« Et de tous les côtés, mystères, merveilles, prodiges s’étendaient sans limites, sans nombre et sans fond. J’ai senti vivre en moi cette insondable pensée, j’ai touché, éprouvé, savouré, embrassé mon néant et mon immensité, j’ai baisé le bord des vêtements de Dieu, et je lui ai rendu grâce d’être esprit et d’être vie. Ces moments sont les