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ANALYSES.h.-f. amiel. Fragments d’un journal intime.

entrevues divines où l’on prend conscience de son immortalité, où l’on reconnaît que l’éternité n’est pas de trop pour étudier les pensées de l’Éternel et ses œuvres, et où l’on adore dans la stupeur de l’extase et l’humilité ardente de l’amour. »

La contemplation de l’univers du point de vue de l’immanence donne à toute chose une valeur, puisqu’en toute chose il y a une présence de l’absolu. « Rien n’est petit », répète Amiel. Mais, sans se mettre en contradiction avec lui-même il ajoute : « Rien n’est grand. » Ce qui fait la valeur des êtres, c’est l’élément commun, qui est le même en tous. Les diversités individuelles résultent, non de la présence de l’infini, mais du caractère fini des créatures. Ce sont des limitations, des ombres, des négations. En tant qu’individus, les êtres sont donc sans valeur. On comprend que la tendance d’Amiel à sortir de lui-même et à s’absorber dans les choses par la contemplation sympathique, sa faculté de se dépersonnaliser, d’être « en dehors de son corps et de son individu » devait favoriser chez lui cette direction de la pensée. Ne dit-il pas qu’il s’apparaît à lui-même comme « déterminabilité et formabilité pures » comme « lieu de vision et de perception, » comme « boîte à phénomènes ? » Et cependant, au lieu de s’attacher exclusivement à l’élément universel, seul divin, la plupart des êtres ont l’air de ne s’intéresser qu’aux choses changeantes qui constituent les diversités individuelles. C’est pour ces choses-là qu’ils se fatiguent d’efforts, qu’ils luttent et qu’ils s’entre-tuent. L’illusion, Maïa, règne souverainement sur la plupart des hommes. La nature est ironique. Le progrès lui-même n’est-il pas le plus souvent une illusion ? Le mouvement, dont on est si fier, ne serait-il pas un piétinement sur place ? « La continuité domine la nature, la continuité des retours, « tout est redite, reprise, refrain, ritournelle… La monotonie profonde dans l’agitation universelle, voilà la formule la plus simple que fournit le spectacle du monde. » Qu’on ajoute à ces pensées l’influence de la nature morale d’Amiel, sa sensibilité extrême pour les souffrances des autres et de lui-même, sa répugnance pour toute injustice et son aversion pour la responsabilité et l’effort pratique, on comprendra qu’il dise[1] son instinct d’accord avec le pessimisme de Schopenhauer et du Bouddha. Il oppose souvent les Orientaux aux Occidentaux pour énoncer sa préférence en faveur des premiers. « L’Orient préfère l’immobilité pour forme de l’infini, l’occident préfère le mouvement. C’est que celui-ci a la passion du détail et la vanité de la valeur individuelle. » Amiel ne trouve pas de termes assez sévères pour la forme la plus individualiste et la plus agitée de la vie moderne, qu’il appelle l’américanisme, tandis qu’il se sent attiré vers la manière orientale de contempler, celle des anachorètes, de Proclus et de Plotin, des Yoghis et des Soufis. Après avoir contemplé l’univers, il veut l’oublier pour s’absorber

  1. II, p. 70.