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de Schiller, au théâtre français et au théâtre espagnol. Faut-il lui reprocher l’omission du théâtre italien, et lui demander s’il n’y aurait pas eu lieu de faire des emprunts plus nombreux à la dramaturgie du moyen âge, j’entends surtout à ces essais de drame comique et populaire, dont relève en grande partie la morale de La Fontaine ? En revanche, l’œuvre des Grecs est étudiée ici un peu partout. Les épopées sanscrites, les sagas scandinaves, ont fourni leur contingent d’informations. Les poètes et les romanciers de notre époque, surtout les français ont enfin donné lieu à des rapprochements et à des analyses d’un caractère piquant et original. Ce petit livre peut donc encore être fort utile au point de vue d’une histoire critique de la littérature. M. Arréat n’affiche pas il est vrai, la prétention de relever la critique littéraire ; il s’abstient même, à l’ordinaire, de juger les œuvres en elles-mêmes : ce n’était point son affaire. Un ouvrage comme le sien peut cependant aider à redresser la critique littéraire, en la portant au niveau d’une interprétation philosophique. C’est, en tout cas, une sorte de témoignage de la valeur d’une œuvre purement littéraire, que de pouvoir offrir un sérieux document à l’étude de notre nature morale. M. Arréat l’a très bien compris et très bien montré.

Il ne faudrait pourtant pas inférer de là que notre auteur professe, en ce qui concerne proprement l’esthétique, la doctrine du drame moral. Il s’en défend expressément, et le chapitre vi, qui a pour titre le théâtre justicier, est destiné, au contraire, à établir que, si la justice faite est une condition du plaisir dramatique, la « moralité de la fable » n’est pas pour cela la fin de l’art. L’art vise d’abord à produire une émotion spéciale, qui est un plaisir, et les littératures qui sont demeurées étroitement attachées à la morale sont plutôt restées inférieures. L’auteur examine, à ce propos, dans quelques pages qui sont parmi les plus fortes de son livre, l’influence de la préoccupation morale dans les téaziès persans, le théâtre chinois, la tragédie bourgeoise de Diderot, la tragédie prédicante de Voltaire, la tragédie sentimentale de Lessing et de Kotzebue, le mélodrame de Nodier et de Pixérécourt, le drame châtiant par la conscience ou par le fait physiologique de Hugo, des de Goncourt, de Zoia, etc.). Citons, à ce propos, une page vraiment magistrale de M. Arréat :

« On se laissait aller à l’optimisme, disais-je plus haut ; le roman naturaliste, avec MM. de Goncourt, G. Flaubert, P. Zola, A. Daudet même est plutôt pessimiste. Cela tient à leurs sujets d’études. Is peignent de préférence les fatalités physiologiques, apportant leur âme de poète dans une enquête médicale. Ils montrent le vice détruisant pièce à pièce l’individu, émiettant l’être moral dans la boue. Ces vices d’une Germinie Lacerteux, d’une fille Elisa, d’une Gervaise de l’Assommoir, sont à peine responsables ; c’est pourquoi le romancier assiste au châtiment de la nature plutôt qu’il ne l’exécute. La Marion Delorme de Hugo expie ses triomphes de courtisane par le désespoir d’être indigne du chaste amour de Didier. Sa Lucrèce Borgia ressent l’horreur de ses