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intensités et même les différents timbres des sons. Il conclut que le mot dessin peut s’appliquer légitimement à la mélodie.

Sans rien préjuger sur la valeur de cette conclusion, à laquelle nous aboutirons également, examinons la portée réelle des considérations précédentes. Un premier point nous frappe : c’est l’origine à peu près arbitraire des qualificatifs haut et bas que l’on applique aux sons, alors qu’ils semblent avoir une origine des plus naturelles. Chacun sait, en effet, que, pour émettre un son haut, il faut exercer un effort musculaire dans les parties supérieures de l’appareil vocal, tandis qu’un son bas fait travailler les parties inférieures[1]. Cette remarque confirmerait, d’ailleurs, bien plutôt qu’elle ne l’infirmerait, la conception de M. Sully Prudhomme, mais il nous semble que cette conception soulève deux objections. Elle suppose d’abord des habitudes bien scientifiques chez ceux qui ont mis en honneur la comparaison en question et même chez ceux qui l’emploient, et, ce qui est plus grave encore, elle ne conduit qu’à un graphique informe, n’ayant aucun rapport esthétique avec ce qu’est le dessin dans l’art de la peinture. En vérité, si telle est l’origine de l’emploi du mot dessin en musique, on ne saurait le proscrire trop vivement.

Mais, heureusement. M. Sully Prudhomme va nous indiquer lui-même le point de départ d’un rapport moins mathématique, mais bien plus profond entre le dessin et la mélodie. Ainsi qu’il le fait remarquer justement, l’œil, pour bien saisir un dessin, doit en parcourir successivement toutes les lignes, car, comme nous l’avons déjà dit, c’est une condition indispensable à la pleine perception de l’étendue. Rappelons maintenant à notre souvenir un air musical quelconque et observons ce qui se passe en nous : dès que le souvenir des sons successifs se présente à notre mémoire, notre organe tend à entrer en mouvement et à reproduire les adaptations musculaires capables de produire les sons évoqués. On peut donc dire en toute justesse que notre organe vocal suit l’air musical comme notre œil suit le dessin. Or, ces mouvements musculaires jouent un rôle considérable dans l’action esthétique : réaliser en soi les états corporels qui répondent à un état émotionnel, c’est éveiller en soi l’émotion correspondante. Dans le cas de la musique, cette action est directe, puisque nous y voyons l’adaptation de l’organe vocal même que modifient les émotions ; dans celui du dessin, au contraire, cette

  1. D’après M. Taine, nos sensations de son se disposent en pyramide, celles de sons graves, à sensations élémentaires longues, à la base et celles de sons aigus, à sensations élémentaires brèves, au sommet (De l’Intelligence, tome I, p. 461).