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chons d’abord pourquoi l’on n’a pas été porté à rapprocher la hauteur du son de la couleur.

Ainsi que nous l’avons dit, les qualificatifs haut et bas, appliqués aux sons, ont pour origine le mode de production des sons par l’organisme humain ; la lumière, au contraire, ne peut être produite par cet organisme, et l’on ne doit pas s’étonner de ce qu’elle ne présente aucun caractère qui corresponde à celui-là.

Ainsi débarrassés de l’idée préconçue que la couleur doit répondre à la hauteur du son, voyons quels arguments sont fournis à l’appui d’une comparaison avec le timbre. Vu l’importance de la question, nous reproduirons intégralement le passage de M. Sully Prudhomme qui y est relatif.

« Il existe dans les divers sons que rend un même corps vibrant une qualité essentielle et la plus constante de toutes, celle qui persiste sous toutes les variations de hauteur et d’intensité que peut subir sa sonorité : c’est le timbre. Aussi est-ce par son timbre que chaque instrument de musique est surtout spécifié. Tandis qu’il y a des notes communes à tous les instruments, chacun d’eux à son timbre qui lui est exclusivement propre.

« De même il existe dans les diverses sensations visuelles une qualité qui est propre à chacune et persiste quand varie la quantité de lumière reçue par le corps et la vivacité de sa coloration : c’est ce qu’on appelle précisément sa couleur, qualité qui spécifie sa relation essentielle et la plus constante avec le nerf optique. Ainsi, un corps rouge, par exemple, reste coloré du même rouge, bien qu’il soit plus ou moins éclairé et que ce rouge soit plus ou moins vif, comme lorsqu’un aquarelliste délaie dans plus ou moins d’eau la couleur donnée par un même pain de vermillon[1]. Cette couleur spécifique est pour l’œil la qualité qui correspond au timbre pour l’oreille. »

Quelque justes qu’elles soient, ces considérations ne nous paraissent pas tout à fait convaincantes, car il semble qu’on peut leur en opposer d’à peu près aussi probantes. Une corde de violon, dites-vous, pour prendre un exemple concret, rend un son que l’on reconnaît provenir d’une telle corde, quelles que soient sa hauteur et son intensité. De même, dirons-nous, une étoffe de soie se reconnaît pour telle, quels que soit sa couleur et son degré d’éclairement. Si de cet exemple simple nous nous élevons à un exemple appartenant plus complètement à l’art, nous rapprocherons un morceau de

  1. Cette assertion est fort contestable (voir Rosenstichl) ; mais c’est un détail qui n’intéresse pas la discussion présente.