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simples, presque sans harmoniques, et la harpe, aux sons plus timbrés, a de moindres harmoniques que les instruments à archet, et, de plus, ses harmoniques, surtout les plus élevés, s’éteignent vite par suite de la faible densité de ses cordes à boyau[1].

Ainsi des colorations faibles, étendues, pour ainsi dire, dans beaucoup de lumière blanche, produisent un effet psychologique analogue à celui de sons peu timbrés ; il y a donc correspondance esthétique entre l’absence de coloration et l’absence de timbre, c’est-à-dire que nous adhérons nettement à la comparaison du timbre et de la couleur, en ce qu’elle a de négatif. Devons-nous le faire aussi en ce qu’elle a de positif ?

Si l’absence de coloration répond à l’absence de timbre, réciproquement la présence de l’une répond à la présence de l’autre ; mais, pour que la correspondance fût complète, il faudrait qu’à uni timbre déterminé répondit une couleur déterminée aussi. Nous serons très réservé sur ce point ; toutefois, on ne saurait méconnaître des rapports assez curieux. Que de fois n’a-t-on pas cité, pour montrer l’impossibilité de donner l’idée d’une sensation à qui ne jouit pas du sens capable de la faire éprouver, l’exemple de l’aveugle à qui l’on décrivait la couleur rouge, et qui déclara qu’elle devait ressembler au son de la trompette ? Or cet exemple, s’il est authentique, prouve que l’état psychologique provoqué par la couleur rouge ressemble à celui qu’excite le son de la trompette, puisque la description de la couleur rouge ne peut qu’être celle de l’état psychologique qu’elle provoque. Il paraît, d’autre part, impossible de méconnaître la valeur de certaines comparaisons qu’ont hasardées des critiques éminents. Voici, comme exemple, ce que dit Théophile Sylvestre, à propos du Naufrage de don Juan : « Delacroix poursuit entre le bleu et le vert l’immensité du ciel et de la mer, fait retentir le rouge comme le son des trompettes guerrières et tire du violet de sombres gémissements. » Quoi qu’il en soit, ces comparaisons restent toujours hasardées, et,

  1. Voir Helmholtz, Théorie Physiologique de la musique (pp. 97-113). Nous appelons tout particulièrement l’attention sur les passages suivants : « Les sons simples sont en général doux, ne présentent ni mordant ni dureté… Les sons simples, compris dans le registre du soprano, sont clairs ; les plus élevés même sont très doux… ; les sons de flûte seuls ont quelque chose d’analogue, parce qu’ils ont des harmoniques peu nombreux et faiblement perceptibles. » Selon Berlioz, la flûte n’a pas d’expression spéciale bien tranchée, mais la douceur y domine. Quant à la harpe, ses « cordes de la dernière octave supérieure ont un son délicat, cristallin, d’une fraîcheur voluptueuse, qui les rend propres à l’expression des idées gracieuses, féeriques et à murmurer les plus doux secrets des riantes mélodies » (Grand traité d’Instrumentation, p. 84). Notons, en passant, que l’emploi des divers instruments permet, d’après lui, de colorer la mélodie, l’harmonie et le rythme (p. 2).