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tableau de Frans Hals, dont le fond est noir, note que, par conséquent, les valeurs sont renversées[1].

Rien de semblable ne se présente en musique, attendu que l’exécutant produit lui-même le son : l’intensité de celui-ci est donc proportionnelle à son activité. Il se produit toutefois des effets de silence, lorsqu’un son intense s’éteint brusquement sans qu’un autre lui succède : le silence prend alors quelque chose de positif, parce qu’il faut une plus grande dépense de force pour arrêter brusquement un mouvement que pour le continuer ; mais ce n’est là qu’un cas exceptionnel, et il reste vrai que, en musique, il n’y a pas, comme en peinture, des valeurs négatives.

Ces réflexions sur les différences esthétiques de l’intensité lumineuse et de l’intensité sonore montrent combien on doit être prudent dans les comparaisons entre les deux ordres de sensations, puisqu’une correspondance si directe recouvre de telles divergences.

Nous n’avons jusqu’ici considéré la valeur qu’au point de vue de la notion d’intensité lumineuse, dans ce qu’elle a de plus simple ; or, cette notion revêt un caractère psychologique dû au rôle de la lumière dans la vie et à son influence sur les états psychiques : une lumière peu intense s’allie à des sentiments tristes plutôt que gais, et l’on qualifie volontiers de grave un tableau où l’ombre domine. Écoutons, par exemple, Eugène Fromentin parlant de la merveilleuse Vue d’une rivière du musée Van der Hoop, à Amsterdam : « Pour ainsi dire pas de lumière nulle part dans cette tonalité puissante composée de bruns foncés et de couleurs ardoisées sombres. … Grand tableau carré, grave (il ne faut pas craindre d’abuser du mot avec Ruysdael), d’une extrême sonorité dans le registre le plus bas[2]. » Cette dernière remarque, qui établit une comparaison avec les faits d’ordre acoustique, nous amène naturellement à observer que le même mot grave, est d’un emploi très fréquent en musique : si les sons, en effet, sont dits hauts et bas, ils sont dits également graves et aigus. Les premières qualifications sont dues à un fait d’ordre physiologique, nous l’avons vu ; quant à la qualification grave elle est d’origine psychologique, les sentiments graves faisant descendre la voix dans le registre inférieur. Voilà donc un même mot employé en peinture et en musique, sans qu’il appartienne en propre au langage d’aucun de ces arts, mais parce qu’il répond à un état psychique exprimé ou provoqué par chacun d’eux. On ne saurait méconnaître, dès lors, une affinité esthétique des plus étroites

  1. Les Maîtres d’autrefois, p. 305.
  2. Les Maîtres d’autrefois, p. 253.