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LECHALAS. — comparaisons entre la peinture et la musique

infinité de notes différentes aussi voisines qu’on veut Îles unes des autres. La gamme continue est la même pour toutes les couleurs, comme la gamme discontinue est la même pour tous les timbres. Remarquons toutefois qu’il est facile de reconnaître exactement si deux sons de timbre différent sont de même hauteur, tandis qu’il est impossible d’apprécier exactement si deux couleurs différentes ont la même vivacité. »

M. Sully Prudhomme est un observateur trop pénétrant pour que ses assertions ne soient pas toujours vraies, du moins à un certain point de vue. Or, il est un cas où la vivacité, telle qu’il la définit, se confond avec la valeur. Dans un lavis monochrome, les divers points du papier réfléchissent un mélange de la couleur employée et de lumière blanche en proportions variables : aux points où la couleur est la moins vive, le papier réfléchit le maximum de lumière ; là où elle est très concentrée ou très vive, la quantité de lumière est moindre, puisque les radiations complémentaires sont presque entièrement absorbées : donc la valeur et la vivacité sont proportionnelles. On remarquera seulement que le mot vivacité paraît dès lors d’un emploi un peu étrange, puisque plus la couleur est vive et plus le son est sombre. Nous emploierons donc de préférence le mot de saturation, qui appartient peu au langage des arts, mais exprime la même idée d’une façon plus claire.

Dans le cas spécial que nous venons d’indiquer, la vivacité ou la saturation se confond avec la valeur, et par suite sa comparaison avec la hauteur du son paraît très exacte. Mais prenons d’autres exemples pour apprécier la théorie. Un lavis à l’encre de Chine ne réfléchit que de la lumière blanche, donc on devrait l’assimiler à un rythme marqué sur une note unique, ou mieux sur un bruit sans hauteur assignable : peut-on admettre une telle conséquence ? Mélangeons maintenant de l’encre de Chine en proportion variable avec une couleur à l’aquarelle : les parties les plus sombres, grâce au noir de fumée, seront de même hauteur que les parties les plus claires où la lumière aura même composition : y a-t-il quelque rapport entre le rôle prépondérant de la hauteur en musique et le rôle fort modeste en peinture de cette composition de la lumière, composition qui ne détermine aucunement la valeur du ton ? Enfin, si l’on mélange en mêmes proportions de la lumière blanche avec de la lumière jaune et dela lumière violette, par exemple, l’un des mélanges sera bien plus clair et plus lumineux que l’autre ; mais, d’après la théorie que nous discutons, ces deux lumières seraient néanmoins comparables à deux sons de même hauteur. Énoncer de pareilles conséquences, c’est, il nous semble, réfuter la théorie, séduisante