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LECHALAS. — comparaisons entre la peinture et la musique

forcément une distinction à peu près rigoureuse des sons, tandis que les valeurs en peinture sont sensiblement équivalentes aux valeurs voisines. On remarquera que la musique offre un autre exemple de relations à peu près mathématiques : le rythme divise, en effet, le temps dans des rapports rigoureux. Ici encore, le fait s’explique par des considérations d’ordre physiologique. Chacun sait, en effet, que nos organes sont merveilleusement aptes à produire des mouvements cadencés : le cheval galope en mesure. Cette aptitude spéciale permet de contrôler instinctivement les rapports mathématiques qui existent entre la durée des sons, tandis que nous n’apprécions qu’avec une grossière approximation les rapports entre les intensités sonores, aussi bien qu’entre les intensités lumineuses. De là vient que les compositeurs déterminent exactement la hauteur et la durée des sons, mais se contentent d’indications assez vagues sur leur intensité.

Il résulte de là que les relations entre les valeurs n’ont pas la rigueur des intervalles musicaux et que deux rapports presque égaux produisent des effets presque identiques, ce qui constitue une différence capitale entre ces rapports et les intervalles de la musique. La même différence se remarque, du reste, entre les divisions de l’espace et celles du temps, car nous ne pouvons apprécier une division géométrique comme nous le faisons d’un rythme ; cette différence tient à la fois à la propriété déjà signalée de notre organisme de produire des mouvements cadencés et à la complexité des conditions d’appréciation des dimensions suivant les règles de la perspective. Cette complexité, ajoutée à l’absence d’une propriété spéciale de l’organisme qui facilite l’appréciation rigoureuse des dimensions, fait que les ingénieuses théories qui transportent les règles de l’acoustique à l’esthétique de la vue ne nous apparaissent que comme des paradoxes spécieux et de nature à séduire les esprits philosophiques qui font abstraction des hases physiologiques des phénomènes psychiques[1].

Poursuivant l’étude des rapports entre la gamme et les phénomènes visuels, M. Sully Prudhomme déclare qu’il n’est pas exact de dire la gamme des rouges, par exemple ; « mais, poursuit-il, de même que tous les timbres des instruments à archet ont quelque chose de commun qui les classe dans une même famille, tous les rouges (le brun rouge, les laques, le vermillon) ont quelque chose de commun. »

Il est certain que la gamme se distingue de la série des valeurs par la discontinuité des sons qui la composent et aussi par le fait que les

  1. M. Lagout. L’Équation du Beau ou l’Esthétique nombrée.