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sons à l’octave les uns des autres ont une telle affinité qu’ils ne font, pour ainsi dire, que se répéter, fait absolument étranger aux phénomènes optiques[1]. On peut, dès lors, écarter le mot gamme du langage de la peinture. Même si on l’admet pour désigner la série des valeurs, on est en droit de repousser, avec M. Sully Prudhomme, les expressions gamme des rouges, gamme des verts, car on ne dit pas la gamme du piano, ni la gamme du violon. Toutefois, nous admettrions assez volontiers les expressions critiquées, attendu que, malgré l’unité incontestable de l’échelle des valeurs sous la diversité des couleurs, comme cette échelle ne peut être établie d’une façon rigoureuse avec des couleurs variables, on est amené à dresser autant d’échelles ou de gammes qu’il y a de couleurs, c’est-à-dire, en réalité, un nombre indéfini. C’est ce que fait M. Chevreul qui, après avoir dit que le mélange du blanc abaisse le ton et que celui du noir le rehausse, ajoute que le mot gamme désigne l’ensemble des tons d’une même couleur[2]. On remarquera, du reste, qu’il ne paraît pas y avoir, pour ainsi dire, homogénéité entre les diverses expressions de M. Chevreul : du moment que l’on parle de gamme, les mots haut et bas doivent avoir une acception analogue à celle qui a cours en musique, et alors le mélange du noir, qui rend le ton grave, l’abaisse au lieu de le rehausser, et celui du blanc l’élève au lieu de l’abaisser. Ce dernier mot se rattacherait d’ailleurs aisément à la théorie de la vivacité de M. Sully Pradhomme, mais il n’en serait pas de même de ce qui a trait au mélange du noir, lequel ne change en rien la vivacité ou saturation de la couleur. Cet exemple montre combien, en dehors de la théorie des valeurs, il est difficile d’établir un système dont tous les éléments soient concordants.

On a vu que, à propos de la question de la gamme, M. Sully Prudhomme soulève celle des nuances, ou modifications des couleurs par l’adjonction d’une petite quantité d’une autre couleur. En principe, on pourrait dire que cette question n’existe pas, puisque le mélange de deux couleurs équivaut toujours à une couleur simple, plus ou moins étendue de blanc ; mais l’esthéticien n’a pas le droit d’écarter une question posée par le langage universel, et l’on ne saurait nier que, pour tout le monde, il y a un certain nombre de couleurs principales reliées par une série de nuances intermédiaires. Le fait que les couleurs passent ainsi de l’une à l’autre d’une façon

  1. On sait du reste que le rapport entre les nombres de vibrations des couleurs extrêmes n’atteint pas deux rapports des sons à l’octave. L’intervalle du violet au rouge répond à peu près à une quinte .
  2. Contraste simultané des couleurs.