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LECHALAS. — comparaisons entre la peinture et la musique

Sous toute autre plume que celle d’un musicien, une semblable comparaison paraîtrait oiseuse.

Et maintenant, qu’il nous soit permis de tirer de cette trop longue étude une double moralité. Nous soumettrons tout particulièrement la première à M. Sully Prudhomme : il s’est appliqué à dresser un double tableau donnant, en regard de chaque élément pictural, un élément musical spécial, de façon à former deux séries se correspondant exactement terme à terme ; or la poursuite systématique de ce résultat ne nous paraît pas très rationnelle, du moment qu’on a dû reconnaître l’impossibilité d’établir ces deux séries d’après les similitudes objectives. Si, en effet, la couleur est esthétiquement analogue au timbre, au lieu de l’être à la hauteur du son, l’hypothèse d’un parallélisme régulier est fort invraisemblable, puisque, a priori, on ne doit pas supposer la similitude des effets de causes absolument dissemblables. Du moment donc que les correspondances esthétiques ne concordent pas avec les correspondances objectives, il faut renoncer à toute hypothèse et étudier, sans préjugé, chaque élément pour trouver, s’il y a lieu, son ou ses correspondants. Il peut fort bien arriver, en effet, que le même élément pictural réponde, à des points de vue différents, à différents éléments musicaux, et réciproquement. C’est ainsi que la valeur, nonobstant sa corrélation, esthétique et objective à la fois, avec l’intensité sonore, répond, par le caractère de gravité qu’elle peut donner à une peinture, à la gravité des sons. De même encore, la gravité et la hauteur des Sons, par leur caractère physiologique, peuvent compléter le rythme et faire de la mélodie l’homologue du dessin.

Ces doubles correspondances nous montrent ainsi (et ce sera notre seconde moralité) que le critique doit, dans chaque cas particulier, se rendre compte, par ses facultés esthétiques, du correspondant véritable du terme à éclaircir, au lieu de se fier à des comparaisons dressées à l’avance. En un mot, le critique d’art doit être artiste lui-même, et, si la science peut rendre compte des phénomènes esthétiques, elle ne doit pas se substituer aux facultés qui évoquent en nous l’idée et le sentiment du beau. Nous espérons qu’on voudra bien, en considération de cette conclusion qui remet la science à sa place, nous pardonner de l’avoir introduite dans des questions que beaucoup voudraient lui voir interdire absolument.

Georges Lechalas.