Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 20.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
166
revue philosophique

son germe ; le germe lui-même, tel que nous le connaissons, est le produit d’une élaboration organique, le germe est une parcelle d’un organisme qui tend à s’en détacher, le germe enfin est un assemblage de molécules dont chacune est elle-même un assemblage d’éléments appartenant à la série des corps simples. Le germe d’une espèce nouvelle est créé, j’en suis bien d’accord, mais, s’il est créé, c’est par une opération quelconque ; comment concevoir cette opération ? La manière la plus simple de la concevoir n’est-elle pas d’admettre que le germe organisé s’est développé dans un organisme et qu’il se détache d’un organisme analogue ? Si l’on préfère qu’il soit créé instantanément de toutes pièces, à la bonne heure ; mais, encore une fois, les éléments simples dont il se compose, éléments pareils aux corps simples dont notre planète est formée, sont-ils ajoutés à la planète par un miracle absolument gratuit, ou lui sont-ils empruntés ? Et, s’ils lui sont empruntés, d’où viennent-ils ? Enfin, le germe a besoin pour se développer d’un milieu approprié et de molécules assimilables. Où pourrait-il les trouver ailleurs que dans une matrice, dans un organisme analogue à celui : qui doit se développer ? Toute autre représentation supposerait des miracles dont il n’est aucun besoin. On ne saurait empêcher le naturaliste de chercher à comprendre les choses de la façon la plus naturelle, c’est-à-dire de se représenter les mouvements inconnus par lesquels se produit un effet nouveau pour lui de la façon la plus analogue possible aux mouvements par lesquels se produit un effet semblable, et l’on ne saurait nier que, parmi les rapports dont nous connaissons l’origine, ce qui ressemble le plus au rapport d’une espèce à l’espèce voisine, c’est le rapport des variétés dans la même espèce.

Ainsi le naturaliste partisan des créations spéciales sera conduit, s’il cherche à donner à ses représentations une forme concrète, et s’il veut éviter l’admission de miracles superflus, ce qu’il est professionnellement tenu de faire, à concevoir la succession des phénomènes exactement comme les conçoit l’évolutioniste, quoiqu’il diffère beaucoup de celui-ci dans la manière d’interpréter cette succession. Mais l’interprétation des phénomènes n’est plus tout à fait du ressort des sciences naturelles ; elle n’est pas susceptible de vérification proprement dite et rentre plutôt dans le domaine de la foi. Telle est donc notre première raison pour admettre l’évolution : c’est que proprement il n’y a pas d’autre moyen de se représenter comment les choses se sont passées. Le partisan des créations spéciales qui voudrait donner à sa pensée une forme sensible arriverait à tracer exactement les mêmes tableaux que l’évolutionniste systématique.