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CH. SECRÉTAN. — évolution et liberté

ensuite et surtout parce qu’elle offre à notre pensée le seul moyen de réaliser l’idée, nécessaire à nos convictions morales et religieuses d’une création véritable, dont le produit soit un être vraiment distinct de l’auteur dont il procède, et capable par là d’entrer dans une relation morale avec son auteur. Nous n’écartons les créations spéciales que pour affirmer plus énergiquement et plus intelligiblement la création.

Concilier avec l’affirmation d’un être unique existant par lui-même celle d’un être réel distinct du premier demandera toujours un extrême effort à l’esprit qui voudrait s’entendre. Il ne faut pas accroître cette difficulté, il faut l’atténuer autant que possible, pour pouvoir jeter quelque lueur sur le mystère de la création. Le mystère ne s’éclaircit point par l’idée d’une distinction entre les substances, notre substance ne peut être que divine si Dieu existe. Le mot substance n’est pas susceptible d’un sens qui nous permette d’échapper à cette conclusion et les chrétiens en particulier ont tort lorsqu’ils cherchent à s’y soustraire, car ils ne le pourraient pas sans contredire leurs propres auteurs et sans préparer d’insurmontables difficultés à l’intelligence de leurs doctrines spécifiques. Notre substance ne peut être que divine, et cependant il nous importe de séparer la nature humaine de la nature divine autant qu’il est possible en conservant un Dieu ; car il s’agit d’atteindre l’union de l’homme et de Dieu, non dans le sens d’une nécessité logique et métaphysique, mais comme un fait de liberté. Ne pouvant séparer l’homme de Dieu par la substance, nous les séparons donc par le fait. Pour créer l’homme, Dieu sépare de lui quelque chose de lui-même, il l’en sépare, c’est-à-dire qu’il l’anéantit, il le réduit au non être, à la puissance. L’homme est donc d’abord non être, minimum d’être, parce qu’il doit se faire ; il est séparé de Dieu, parce qu’il doit s’unir à Dieu. Et, quand nous parlons de l’homme, nous parlons du monde en général, puisque la solidarité qui unit toutes les formes du monde visible ne permet pas à l’esprit conséquent d’en méconnaître un seul instant l’unité. D’ailleurs, au point de vue d’un théisme sérieux, l’existence d’un ordre sensible quelconque ne se conçoit que dans l’ordre moral et pour l’ordre moral.

Nous comprenons donc le monde comme une évolution dont les données sont posées dans la nébuleuse, évolution nécessaire et mécanique au début mais, où s’agitent bientôt des forces supérieures au mécanisme, tendant à l’apparition de la créature morale, à l’éclosion de la liberté. L’évolution n’est autre chose que l’effort de la liberté pour apparaître.

Charles Secrétan.