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ANALYSES.lévy-bruhl. L’Idée de responsabilité.

responsabilité » (p. 30). Et ici l’auteur rappelle de la manière la plus heureuse les réflexions des économistes, et particulièrement de Bastiat, sur les leçons données par les évènements à l’imprudence et à l’imprévoyance humaines. Il remarque également que les animaux sont capables de recevoir et d’utiliser des leçons du même genre.

Mais, à un degré plus voisin de la moralité, responsabilité, selon la profonde remarque de Stuart Mill, signifie châtiment (pp. 36-53) : quelle que soit l’origine de la loi positive, qu’elle soit fondée sur le droit ou simplement sur la nécessité, elle prescrit toujours, en même temps qu’un ordre ou une défense, une sanction destinée à les faire respecter. Par suite on sait, avant de violer la loi, à quel châtiment on s’expose, de telle sorte que c’est, pour ainsi dire, l’accepter d’avance comme une suite normale de l’acte défendu : ainsi apparaît l’idée du mérite et avec elle l’idée de la justice. Bien plus, ces idées ont entre elles une telle affinité que l’analyse ne les sépare pas sans une difficulté extrême, et qu’on peut se demander si le mérite, même ainsi entendu, est la condition du châtiment, ou s’il ne serait pas plutôt dérivé du fait constant du châtiment dans des cas déterminés : c’est, en effet, une fine observation de Mill que les despotes de l’Orient, placés au-dessus de la loi, et par conséquent impunissables, ne semblent à personne vraiment démériter : démériter serait donc être punissable, et « la responsabilité serait toujours conçue comme le fait d’être exposé à un châtiment certain, probable, ou au moins possible. »

Sans aller plus loin, nous possédons, avec les idées du mérite et du démérite, dont l’origine est tout empirique, des éléments qui paraissent suffisants à M. Lévy pour rendre compte de l’idée de la justice. Être juste, en effet, n’est-ce pas rendre à chacun ce qui lui est dû, la récompense promise à celui qui a respecté la loi, le châtiment à celui qui l’a violée ? On dira que c’est la définition d’une justice extérieure et grossière ; mais, pour la conscience la plus scrupuleuse, qu’est-ce donc que la justice, sinon le respect réciproque de tous les droits ? Et qu’est-ce à son tour que le droit sinon une sorte de mérite acquis, héréditaire ou inné, qui attend sa récompense, et, le cas échéant, la réclame par l’emploi de la violence, le respect du droit étant, s’il en faut croire Kant lui-même, exigible au besoin par la force ? Qui donc pourrait songer, lorsqu’il s’agit de contrainte et de violence matérielles, à retrouver dans une pareille justice les vestiges de la pure moralité ? Sans doute en pénétrant dans la conscience morale, la brutalité des éléments empruntés à la responsabilité objective s’est adoucie et comme atténuée, mais pour peu qu’on en analyse la notion, elle se retrouve inévitable et irréductible.

Toutefois, si la justice extérieure s’est peu à peu insinuée dans la conscience morale, en y apportant la corruption et le trouble, il était inévitable qu’elle subit elle-même une transformation sous l’influence des éléments moraux auxquels elle se trouvait mélangée : et, en somme, le respect du mérite n’a et ne peut avoir qu’une origine morale,