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tandis que le mérite lui-même n’en saurait avoir qu’une empirique. Nous sommes donc en présence d’un mélange confus de notions incompatibles ; et, aux yeux de M. Lévy, la vraie justice, si par hasard il en existe une toute pure et désintéressée, ne peut que perdre à une telle confusion, sans que la justice extérieure et légale y puisse rien gagner. Aussi, qu’est-il arrivé ? La justice positive, au lieu de rester ce qu’elle est par nature, la protectrice des intérêts et des biens sociaux, a voulu devenir une justice morale, et, en pénétrant dans les consciences, y soupeser la faute et le crime, pour leur appliquer ensuite un châtiment expiatoire et moral. Or, tenter d’apprécier la culpabilité morale, n’est-ce pas oublier qu’elle est inintelligible comme la liberté même, et par conséquent inappréciable comme elle ? L’œuvre prétendue morale de la justice humaine est donc illusoire, et elle s’efforce bien inutilement de dépasser le seuil de l’impénétrable conscience. M. Lévy prétend qu’elle fait plus : qu’elle viole la conscience et la justice elle-même, et qu’elle risque d’étaler aux yeux des hommes le spectacle démoralisant d’une justice injuste. Peut-être, dans une autre doctrine que la sienne, cela est-il soutenable ; mais pour lui qui sépare absolument le monde des phénomènes du monde de la moralité, comment serait-il possible que la violence des hommes pût pénétrer de la sphère de l’expérience dans celle de l’absolu, et y troubler la conscience morale qu’elle ne peut offenser, puisqu’elle ne peut pas même l’atteindre ?

En résumé, la responsabilité objective ne comporte aucun élément de la responsabilité subjective : la liberté et la justice absolues jetteraient autant de confusion dans le déterminisme et la justice sociale, que ceux-ci dans la liberté et la justice absolues. Bien plus, si les éléments de la responsabilité morale, en se combinant à ceux de la responsabilité objective, répandent sur celle-ci une ombre de liberté et de moralité qui la trouble ; en revanche, c’est à la responsabilité extérieure que nous pouvons à présent rapporter l’origine des idées inférieures de sanction et de mérite que nous avions dû éliminer a priori de la responsabilité morale, et qui tendaient à la corrompre et à la détruire.

Dans ces conditions, le devoir du moraliste, suivant M. Lévy, est tout tracé, jusqu’à présent, pour défendre la notion si complexe de la responsabilité, cette indispensable « pièce de notre édifice moral, » on a voulu la conserver dans son intégrité, sans voir qu’elle était composée d’éléments incapables de rester associés ; ou quand, sous les attaques redoublées de l’empirisme, on a pu les apercevoir, on n’a voulu trouver qu’une opposition accidentelle, qu’on espérait résoudre en une harmonie définitive, là où il y avait opposition de nature et contradiction. Pourtant l’histoire, dans sa lente évolution, a ouvert la voie au moraliste ; l’auteur de la thèse, en un chapitre intéresant (ch.  IV), montre comment le mélange des éléments disparates a dû se produire, puis comment la conscience morale a rejeté successivement hors d’elle-même les éléments qui l’offensent, pour les réunir, de plus en plus serrés et indissolubles, dans une conception de jour en jour plus posi-