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estimer heureux si nous réussissons à mettre en lumière seulement quelques points spéciaux des deux théories adverses.

Pour cela, notre premier souci sera, dès le début, de bien comprendre et de bien poser la thèse réaliste, de peur qu’on ne nous accuse, ainsi qu’il est arrivé quelquefois, de dresser des têtes de Turc afin de les cribler à notre aise. Nous écarterons donc sans discussion le réalisme vulgaire et par trop naïf qui croit les corps effectivement colorés, chauds ou froids, odorants ou sapides. Nous irons même plus loin et, sans tenir compte des protestations que pourront élever les partisans de la doctrine scolastique et les derniers représentants de l’école écossaise, nous considèrerons comme une vérité désormais acquise à la science, et sur laquelle la discussion est close, qu’il n’y pas lieu de distinguer entre les qualités réelles et les qualités apparentes des corps, ou, comme on dit quelquefois, entre leurs qualités primaires et leurs qualités secondaires. Nous prendrons pour accordé que toutes ces qualités, et notamment l’étendue avec la figure, n’ont de réalité que par rapport à nous, et n’expriment que des états subjectifs de notre sensibilité ; laissant d’ailleurs intacte la question de savoir si ces états ne sont point provoqués par l’action des choses extérieures sur nous.

Enfin nous écarterons également cette forme du réalisme qui consiste à considérer les corps comme composés de substances inétendues, et qui n’est pas autre chose que le monadisme leibnizien mal interprété[1].

  1. Sans doute on peut entendre en un sens réaliste la doctrine de Leibniz sur les monades ; des textes nombreux l’autorisent. Leibniz avait l’habitude, et lui-même en convient, d’accommoder toujours l’exposition de ses doctrines aux opinions et à la capacité intellectuelle des personnes auxquelles il s’adressait, afin de la leur rendre plus accessible et plus facilement acceptable. Mais, s’il est des textes en faveur de cette interprétation du monadisme leibnizien, il en est de bien formels aussi en faveur d’une interprétation toute contraire. Leibniz, par exemple, écrit au P. Desbosses : « Monades esse partes corporum, tangere sese, componere corpora, non magis dici debet quam hoc de puactis et animabus dicere licet. » Epist. XVIII, édit. Erdmann, p. 680. Et ailleurs : « Nulla est mohadum propinquitas aut distantia spatialis vel absoluta, dicereque esse in puncto conglobatas, aut in spatio disseminatas, est quibusdam fictionibus animi nostri uti. » Epist. XX.

    Si l’on s’en tient à la lettre des textes, il semble donc que Leibniz se soit mis en contradiction formelle avec lui-même, et l’on peut se demander quelle était sa véritable et définitive pensée. Mais cette contradiction n’est qu’apparente pour les raisons que nous venons de dire. Dès lors l’interprétation la plus éloignée du sens commun, la plus difficilement acceptable pour les lecteurs vulgaires, devient la plus probable. Aussi pensons-nous avec M. Nolen, avec M. Henri Lachelier, et avec bien d’autres philosophes encore, que le vrai sens de la théorie des monades, c’est l’idéalisme subjectif, c’est-à-dire cet idéalisme d’après lequel le monde n’est qu’une représentation identique chez tous les esprits créés, sauf de légères différences qui répondent aux différences de leurs situations appa-